Présidentielle : après une campagne « confisquée », le « vote barrage » ?

Présidentielle : après une campagne « confisquée », le « vote barrage » ?

Un billet un peu spécial pour faire le point sur la campagne présidentielle et ses enjeux à une semaine du premier tour.

Billet initialement publié sur ma Newsletter Substack Old Fashioned (ici). La version originale présente une meilleur lisibilité.


“Il s’agit d’un élection historique”. Cette phrase, répétée par pratiquement tous les politiciens de par le monde à chaque échéance électorale, semble un peu plus pertinente en France et en 2022. 

En France, car la présidentielle est la seule élection qui permet aux citoyens de donner leur avis sur les politiques qui seront menées au cours des cinq prochaines années, tant le président de la République concentre un niveau de pouvoir sans équivalent dans les autres démocraties. 

En 2022, car les enjeux apparaissent plus que jamais vitaux. La pandémie de covid a révélé la fragilité du modèle économique et social dominant (la mondialisation néolibérale) et provoqué une crise sociale appelée à durer, avec l’augmentation des prix et les problèmes d’approvisionnement. Les derniers rapports du GIEC sont également explicites : la situation climatique est plus que jamais alarmante. Enfin, l’extrême droite, devenue hégémonique dans le débat public, est désormais en mesure d’accéder au pouvoir.

Ces circonstances historiques nécessiteraient un long débat public sur la direction à adopter pour le pays.

Pourtant, la campagne présidentielle semble avoir été “confisquée” par l’actualité, la stratégie des deux principaux candidats et les choix éditoriaux des médias dominants. 

Une élection confisquée ?

Les vagues successives de covid, gérée de manière quasi exclusivement électorale et avec un mépris presque comique envers la science, ont logiquement accaparé le débat public pendant des mois. De plus, la candidature téléguidée d’Eric Zemmour a longtemps monopolisé l’attention des chaines d’informations continues et des journalistes politiques. Les études portant sur la répartition du temps de parole en 2021 sont claires sur ce point. Enfin, l’irruption de la guerre en Ukraine a compliqué tout débat de fond sur les programmes.

À ces circonstances particulières s’ajoutent les choix stratégiques peu démocratiques de certains candidats. Et une couverture médiatique produisant souvent une information réductrice et dépolitisante, lorsqu’elle ne tombe pas dans la désinformation pure et simple.

“Nous avons observé comment le 20h de France 2 a traité de l’élection présidentielles. Hormis quelques dispositifs spéciaux abordant le fond des programmes, le pire du journalisme politique dominant se donne à voir (micro-sujets, focalisation sur les jeux d’appareils escamotant les programmes, dépolitisation…).”

Acrimed

Emmanuel Macron s’est déclaré candidat au dernier moment, profitant jusqu’au bout de sa stature présidentielle pour éviter les débats et retarder la publication de son maigre programme. Ses différents “meetings” télévisés et bains de foule “improvisés” ont consisté à répondre aux questions d’un public de sympathisants pré-sélectionné. Les journalistes ont dénoncé le fait qu’ils soient contraints de fournir leurs questions à l’avance lors des interviews du président sortant. Ce dernier a refusé de participer au moindre débat télévisé avant le premier tour, ses équipes évoquant la peur de se trouver confronté aux reproches de Philippe Poutou… Une stratégie habile lorsqu’on est largement en tête des sondages. Éviter toute contradiction permet de ne pas avoir à défendre un programme impopulaire (la retraite à 65 ans, la baisse des impôts sur les grandes entreprises et hauts revenus financée par la baisse des budgets alloués à la sécurité sociale et aux services publics, la baisse généralisée des salaires et la détérioration des conditions de travail au nom de la compétitivité) ni un bilan contestable et contesté. 

 

Marine Le Pen refuse également de participer au moindre débat télévisé, ce qui lui permet de continuer d’apparaître moins extrémiste qu’Eric Zemmour ou moins économiquement libérale qu’Emmanuel Macron, deux notions plus que contestables au vu de son programme, de ses votes au parlement et de ses prises de position. Comme Joe Biden en 2020 aux USA, moins Marine Le Pen parle, mieux elle se porte. Il est, de ce point de vue, remarquable qu’elle soit passée à travers les scandales sans être mise en difficultés par les journalistes. On ne la blâme pas pour ses liens accablants avec le pouvoir russe, les scandales en rapport avec le financement de son parti ou le fait que l’un de ses plus proches conseillers, Axel Laustou, a payé la caution d’un militant d’ultradroite accusé de torture. “Totalement dédiabolisée”, la fille Le Pen,  nous affirmait la directrice du service politique de France Télévision avec une satisfaction à peine contenue. 

À gauche, les petits candidats semblent avoir largement abandonné l’idée de lutter contre la Zemmourisation des esprits. Anne Hidalgo, Fabien Roussel et Yannick Jadot axent  leur fin de campagne sur la situation en Ukraine, dans le but de justifier leur opposition à Jean-Luc Mélenchon. Plutôt que de cibler l’extrême droite ou de chercher à élargir le socle électoral de la gauche, ces candidats visent essentiellement à disputer le vote de centre gauche à LFI.

Pour eux, l’enjeu n’est pas la victoire ou l’amélioration immédiate du quotidien des Français, mais l’après présidentielle, comme ils le reconnaissent plus ou moins explicitement. Il s’agit de s’assurer un score suffisant pour continuer d’exister politiquement et, si possible, obtenir le remboursement des frais de campagne, conserver des élus aux législatives et une légitimité pour disputer à la France Insoumise le leadership à gauche post-2022. Des buts purement politiciens, alors que la proximité des programmes avec LFI (sur l’écologie pour EELV et le social pour le PCF) est remarquable. 

Dans ces conditions, et alors que Mélenchon appelle implicitement à faire barrage à l’extrême droite en votant pour lui au premier tour, les débats de fond sur les grands choix politiques proposés aux Français sont réduits à peau de chagrin. Et ce ne sont pas les émissions audiovisuelles où Léa Salamé demande aux candidats de citer leur livre de chevet préféré qui y changeront grand-chose. Il y aurait pourtant matière à débattre, tant les visions politiques proposées par les principaux candidats sont diamétralement opposées.

Des choix clairs et radicalement opposés

Face aux multiples crises et urgences (climatique, écologiques, sociales, économiques, sanitaires), les Français ont le choix entre trois grandes options.

Comme nous l’expliquait récemment le journaliste économique Romaric Godin, les candidats de droite (Macron/ Pécresse) et d’extrême-droite (Zemmour/ Le Pen/ Dupont-Aignan) proposent de conserver l’ordre social existant et de poursuivre ses logiques propres : plus d’argent pour les grandes entreprises, actionnaires et hauts revenus, moins pour la sécurité sociale, les services publics et les salariés. Pas d’efforts significatifs pour l’environnement, mais la poursuite d’une approche autoritaire destinée à imposer des politiques sociales particulièrement impopulaires. Il est à ce titre remarquable d’observer à quel point les programmes économiques de Macron, Pécresse, Zemmour et même Marine Le Pen tendent à converger. Tous veulent baisser les impôts des plus aisés et des grandes entreprises, s’opposent à la hausse des salaires bruts, veulent réduire le budget de la sécurité sociale et allonger (ou conserver) l’âge de départ à la retraite. De même, les idées de Marine Le Pen en matière d’immigration et de sécurité se retrouvent sous différentes nuances chez Pécresse, Zemmour, mais aussi Macron. 

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Sur le programme économique Zemmour = Macron. C’est la même logique de fond.👇

La seconde option est celle d’une “bifurcation’ ou “rupture incomplète” proposée par Jean-Luc Mélenchon. En matière de politiques sécuritaires (saluées par le journal de centre droit Le Monde), économiques, sociales et environnementales (jugés les plus proches des exigences climatiques par les ONG écologistes). Les mettre en place nécessitera un degré de confrontation avec l’ordre établi, et pose la question de l’applicabilité de certaines mesures allant à l’encontre des intérêts des plus riches. Mais comme le reconnaissait le patron des patrons (Geoffroy Roux de Bezieux, président du Medef), le programme est sérieux et cohérent. Reste qu’il représente une forme de saut dans l’inconnu que certains ne seront pas enclins à tenter, là où la proposition de Macron a le mérite d’être claire sur la méthode et les conséquences sociales. 

La troisième voie est celle proposée par les candidats de centre gauche (EELV, PS, PCF), qui visent à réduire les conséquences sociales et environnementales du système économique actuel sans le remettre fondamentalement en question. Des corrections à la marge et des ajustements limités, comme nous expliquait le politologue Fabien Escalona dans notre Podcast. L’espace politique de cette alternative modérée semble avoir plus ou moins disparu, à en croire les scores de ces candidats dans les sondages. 

Les électeurs souhaitant voter de manière conséquente sont ainsi réduits à choisir entre la modeste rupture sociale et écologique proposée par Mélenchon, et deux nuances de conservatisme (de droite avec Macron, d’extrême-droite raciste et xénophobe avec madame Le Pen). 

Dans ces conditions, la notion de vote utile et de barrage refait logiquement surface, mais pas nécessairement là où on l’attendait.

Faire barrage, mais contre qui ?

Le premier constat à poser est qu’il n’existe plus de barrage face à l’extrême-droite. Bien sûr, en cas de second tour Macron – Le Pen, nous aurons le droit aux leçons de morales sur la nécessité d’un front républicain contre le RN. Il est permis de douter que ces appels soient efficaces. 

En effet, si ceux qui vont redéployer cet argument étaient cohérents, ils l’utiliseraient dès le premier tour, pour appeler à faire barrage au front national en votant Mélenchon. Un risque acceptable, puisque les intentions de votes et rapport de force politiques laissent peu de doutes quant à l’issue d’un duel entre le président sortant et le candidat de la France Insoumise.

Pourtant, c’est l’inverse qu’on observe.

Tout d’abord, médias et responsables politiques continuent d’oeuvrer à la dédiabolisation de Marine Le Pen. On la présente comme une candidate crédible sur le plan économique. Ses positions en matière d’immigration, de sécurité, de libertés publiques et de rapport à la démocratie sont désormais jugées relativement acceptables. Elle est présentée sous un angle sympathique et adore les chats, comme nous l’apprend FranceInter dans une interview “première fois”.

Cette opération séduction a été grandement facilitée par la candidature d’Eric Zemmour qui, en comparaison, fait passer la fille Le Pen pour une modérée.

Comme s’il ne fallait pas lui faire trop d’ombre, les positions de l’extrême droite sont rarement combattues par les médias et les soutiens politiques de Macron sur le fond. Zemmour est critiqué pour son Poutinisme, ses propos agressifs et la violence de ses militants, mais pas pour son idéologie, qu’il partage avec Marine Le Pen (et dans une moindre mesure, avec Emmanuel Macron, qui aurait pris conseil auprès de lui en matière de politique migratoire).

Ainsi, le ministre de l’Intérieur d’Emmanuel Macron et protégé de Nicolas Sarkozy, Gérald Darmanin, peut juger Marine Le Pen “un peu molle” vis-à-vis de l’Islam, tandis que la ministre de la Citoyenneté Marlène Schiappa va débattre du Grand remplacement à un événement organisé par l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles. 

Malgré la montagne de scandales disqualifiants qui implique Marine Le Pen et son parti, elle traverse cette campagne sans être mise en difficulté. 

“Axel Loustau, un proche de Marine Le Pen, a payé la caution d’extrémistes violents accusés de torture. Un de ces accusés, le désormais fameux Loïk Le Priol, assassine ensuite par balles le rugbyman Federico Martín Aramburú qui avait eu la mauvaise idée de s’interposer lors d’une agression raciste. Le Média a révélé le financement trouble (c’est le moins qu’on puisse dire) du parti par une banque Kazakhe. Ce même Média a ensuite subi des intimidations (intrusion dans leurs locaux). Le journaliste ayant enquêté sur ces fonds (Thomas Dietriech), a également subi une intrusion à son domicile. Voilà qui devrait être du pain béni pour des journalistes et des politiciens soucieux de faire barrage.” 

Régis Portales, X-alternatives 

Maintenant que certains sondages donnent Marine Le Pen potentiellement vainqueur de la présidentielle, la Macronie semble se réveiller timidement, tout en affirmant en off préférer un second tour face à la candidate d’extrême droite. 

Le vote barrage se déploie, mais face à un autre candidat : Jean-Luc Mélenchon.

Jadot l’accuse de proximité avec Marine Le Pen en relayant une fake news. Les autres candidats de gauche le taxe de Poutinisme (sans réserver cette critique à Zemmour ou Le Pen) voire carrément d’avoir approuvé des crimes contre l’humanité (sic). Ni EELV ni le PS n’appelleraient à voter Mélenchon en cas de second tour contre Macron. Leurs attaques lui sont presque exclusivement réservées. Pour François Hollande, “Mélenchon représente un danger pour la démocratie” (pas Marine Le Pen, vraisemblablement).

La presse grand public commence également à alerter sur le risque Mélenchon, comme si sa présence très hypothétique au second tour viendrait gâcher le scénario rêvé par la bourgeoisie française. Un duel Macron-Le Pen garantirait un débat de second tour loin des enjeux sociaux et écologiques et permettrait à Macron de gouverner sans se soucier de son aille gauche, poursuivant la droitisation du pays.

Mais avoir l’extrême droite au second tour en 2022 aussi haut, c’est la quasi-certitude qu’elle arrivera au pouvoir en 2027, et pas nécessairement sous la bannière souriante de Marine – j’ai un diplôme d’éleveuse de chatons – Le Pen. 

De même, sans le scandale McKinsey, rien ne serait venu mettre en difficulté Emmanuel Macron. Les médias semblent prendre sa réélection pour acquise et s’en accommoder. Peu importe que son ministre de l’intérieur ait été impliqué dans un scandale d’harcèlement sexuel. Peu importe que son ministre de la Justice soit mis en examen pour conflit d’intérêts et semble ignorer le principe de séparation des pouvoirs. Peu importe les dizaines de gilets jaunes éborgnés ou démembrés. Peu importe l’affaire Benalla et les multiples soupçons de conflits d’intérêts et trafic d’influence dont Emmanuel Macron et son premier cercle de conseillers font l’objet. Peu importe la responsabilité accablante du président et de son conseiller de l’ombre Alexis Köhler dans la cession des fleurons industriels français aux puissances étrangères (Technip (câbles sous-marins et services parapétroliers), STX (chantiers navals), Alcatel (télécom et numérique), Alstom (énergie et transports), et la perte de savoir, destruction des tissus industriels et emplois qui s’y rattachent1. Sans parler des ventes d’aéroports publics aux fonds d’investissement étrangers, du démantèlement de GDF-Suez, d’EDF et de la filière nucléaire.2

Un président qui n’avait pas vu venir le Covid et la guerre en Ukraine, accusé de dérive autoritaire par l’ONU, condamné pour négligence climatique et remettant en cause le fondement de la République en affirmant que les Français ont d’abord des devoirs avant d’avoir des droits, mériterait peut être, lui aussi, de faire l’objet d’appels au vote barrage…

Question de point de vue. 

1: Lire l’Emprise, de Marc Endeweld, aux éditions du Seuil.
2: Lire le dossier “Affaire Kholer” sur Médiapart et les articles de Martine Orange sur Suez-Veolia et EDF.

 

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