Oscars 2018 : Les heures sombres (du cinéma)

Oscars 2018 : Les heures sombres (du cinéma)

C’est un Gary Oldman rajeuni et ému qui s’élance vers le microphone de la 90e cérémonie des oscars. Convenu et égocentré, son discours contraste fortement avec les prises de position des autres lauréats. Au milieu des remerciements, le comédien jugera opportun de rendre hommage à la mémoire de Winston Churchill, le personnage qu’il incarne dans « Les Heures sombres ».

Du point de vue cinématographique, ce thriller fonctionne à merveille, porté par la remarquable interprétation de Gary Oldman. Mais le film révèle quelque chose de bien plus profond. Les contre-vérités historiques et le parti pris du réalisateur défendent une vision « exceptionnaliste » de l’Histoire, chère à Winston Churchill. À grand renfort de thèmes fascisants, l’image de l’homme d’État britannique en ressort plus humaine et héroïque que jamais, symbolisant ainsi les « heures sombres » de la pensée contemporaine.

Gary Oldman est Winston Churchill

« Le réchauffement climatique est bien réel. Il a lieu maintenant. C’est la plus grande menace qui pèse sur notre espèce, nous devons agir collectivement (…) contre les multinationales, les grands pollueurs et les politiciens cupides ». C’est par ces mots que Leonardo DiCaprio conclut la réception de son oscar en 2016.

Avec Gary Oldman, l’aspect politique du discours se résume à un élan patriotique rompant avec l’ambiance humaniste du plateau.

Gary Oldman, oscar du meilleur acteur masculin 2018. Image: K. Winter/Getty

« Darkest hour » nous conte les premières semaines de Winston Churchill à la tête de l’Empire britannique, de l’invasion de la France jusqu’au refus de capitulation britannique suite à l’évacuation de Dunkerque.

Le film s’ouvre sur un Churchill irascible, maladroit, à la limite de la sénilité et passablement alcoolique. L’homme d’État attend son heure, et saura faire preuve d’un impressionnant déploiement de détermination et de combativité pour faire face à ses responsabilités. Dans cette Angleterre démoralisée par l’imminente défaite française, tétanisée par la puissance allemande et isolée par la froide neutralité américaine, Churchill apparait particulièrement humain, parfois drôle et attendrissant, souvent colérique et obtus. Il semble en proie au doute, traversé par des contradictions qui permettent d’ajouter de la complexité au personnage et de susciter l’adhésion du spectateur.

Le suspense des « heures sombres » repose sur la mise en scène d’un choix cornélien : Churchill et le peuple britannique doivent trancher entre la capitulation face au nazisme ou la lutte jusqu’au dernier souffle. Seul problème, cette situation repose sur une contre-vérité historique.

Le révisionnisme des Heures sombres

Cinématographiquement parlant, l’entreprise fonctionne. Le spectateur tombe sous le charme du personnage et ressent jusqu’au fond des tripes les élans de patriotisme et la ferveur combative censés avoir été éprouvés par les Britanniques.

Le film produit pourtant deux contre-vérités majeures. La première concerne le personnage, la seconde le contexte historique.

Pour Karl Smith, journaliste à la revue conservatrice de référence National Review, l’interprétation de Gary Oldman déshonore la mémoire de Churchill en minimisant la détermination du grand homme. (1)

Contrairement à ce que le scénario laisse penser, le Premier ministre était convaincu de la nécessité de la guerre. Aucun élément historique probant ne permet de croire qu’il fut saisi du moindre doute, au contraire. (2)

« Nous devons les exterminer jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants. Aucun Japonais ne doit plus exister sur cette planète » Winston Churchill, après avoir été informé des crimes de guerre commis par l’armée japonaise à l’encontre de prisonniers britanniques.

Un portrait qui trahit Sir Winston Churchill

Avant d’accéder au rang de monument national, Winston Churchill brillait surtout par sa fascination pour la guerre et sa vision impérialiste des rapports internationaux. Pur produit de l’aristocratie britannique, il considérait les conflits comme un moyen de gravir les échelons du pouvoir. Ainsi, il écrivait en 1915 : « Je ne renoncerais pour rien au monde à cette glorieuse et délicieuse guerre ».

Tout au long de sa carrière, il s’est illustré par son recours systématique à la force, qu’il s’agisse de gazer les bolcheviks en Russie ou de bombarder les insurgés des colonies anglaises au sarin. « Je suis profondément favorable à l’usage du gaz empoisonné contre les tribus non civilisées ». Cette propension à recourir aux armes de destruction massive sur les populations civiles le conduira à ordonner l’annihilation de la ville allemande de Dresde, un crime contre l’humanité qui massacra en une nuit plusieurs dizaines de milliers d’hommes, femmes et enfants dans une localité dépourvue de toute cible militaire. (3)

En 1910 déjà, il dépêchait l’armée pour réprimer violemment la grève des mineurs du Pays de Galles. Quarante ans plus tard, il introduisait l’usage de l’agent orange et des herbicides dans la répression des populations malaisiennes, une idée qui sera reprise à grande échelle par les USA au Vietnam. (4)

À la brutalité de l’impérialiste s’ajoutent des prises de position racistes doublées d’un soutien aux régimes fascistes. Il loua Mussolini pour son combat contre le communisme, reconnut admirer le talent d’Hitler dans sa prise de pouvoir et jugea l’action de Franco « une réponse appropriée à la montée du communisme ». (5)

« Je ne prétendrai pas que, si j’avais à choisir entre le communisme et le nazisme, je choisirais le communisme » Churchill s’adressant à la Chambre des communes, automne 1937.

Son soutien à la dictature espagnole débute dès 1935, et se poursuit après la guerre. Son rejet absolu du communisme explique en partie ses prises de position, mais n’excuse pas les nombreux propos racistes et antisémites qu’il a pu tenir publiquement. (6)

« Je n’admets pas… qu’un mal profond ait été commis à l’encontre des Indiens d’Amériques, ou des Noirs d’Australie… du fait qu’une race plus puissante, une race d’une meilleure qualité… soit venue et ait pris leur place » Churchill s’adressant à la Commission royale de Palestine, 1937.

Dans ses livres, Winston Churchill défend une vision « essentialiste » de l’Histoire, qui serait le produit de l’action d’hommes « exceptionnels ». Selon lui, rien n’est déterminé : le futur est imprévisible, il résulte d’une lutte du bien contre le mal. Churchill s’oppose ainsi à la vision marxiste de l’Histoire, selon laquelle les évènements passés et le poids des structures sociales déterminent le présent. (7)

Appliqué à Churchill, le point de vue « exceptionnaliste » nous conduit à rejoindre l’opinion de la National Review, qui reproche au film d’avoir trop banalisé le personnage. Mais cela implique également de porter un regard particulièrement sévère vis-à-vis de l’interprétation de Gary Oldman, qui humanise un criminel de guerre profondément raciste.

À l’inverse, si on applique un prisme de lecture marxiste, le personnage de Churchill s’explique aussi par son milieu social et son époque.

En choisissant la première option et en réhabilitant l’homme d’État britannique, « Les Heures sombres » souscrivent ainsi à une lecture fascisante de l’Histoire.

Non, les Britanniques (et Churchill) n’avaient pas le choix

Face à la perte de son empire colonial et la mise sous tutelle de son régime politique par l’Allemagne nazie, il semble évident que l’Angleterre (qui venait de rapatrier miraculeusement le gros de ses forces armées) n’allait pas capituler sans opposer une certaine résistance. La question se serait posée en d’autres termes si les panzers SS avaient pénétré dans l’enceinte du Buckingham Palace. En clair, Churchill n’avait pas le choix.

Le film déploie pourtant des efforts colossaux pour appuyer le point de vue inverse. Il prétend que Churchill rejette définitivement toute perspective de négociation avant de connaître l’issue de l’opération de sauvetage de Dunkerque, alors que son discours fut prononcé après la fin de l’évacuation. De même, aucun document historique n’atteste des rivalités politiques mises en scène par le film.

Enfin, le film suggère que la décision britannique fut provoquée par la détermination de son peuple à se battre contre les Allemands jusqu’au bout. Encore une fois, les historiens suggèrent le contraire. (8)

Plutôt que de générer un engouement patriotique, les envolées lyriques de Churchill laissent la population perplexe. Selon l’historien Richard Toye, les classes populaires ne partageaient pas la passion de la bourgeoisie londonienne pour la défense de l’Empire colonial et du régime politique. Entre l’oppression capitaliste anglaise et le joug allemand, la perspective d’un changement de situation ne nécessitait pas nécessairement de mettre sa vie en danger. Comme pour l’appel du 18 juin 1940 du Général de Gaulle, les discours de Churchill furent uniquement des succès a posteriori.

Ce sont les bombardements allemands et les premières victoires qui fédérèrent le peuple anglais derrière ses élites. Contrairement à ce qu’écrit le Figaro dans sa critique du film, la guerre ne se gagne pas avec des discours, mais bel et bien avec « du sang et des larmes ».

Conclusion : Nos heures sombres

Le film « Darkest hour » s’adonne à une forme de révisionnisme qui épouse la conception réactionnaire de l’Histoire pour raconter un épisode important, mais largement prédéterminé, de la Seconde Guerre mondiale.

Une fois qu’on a compris le caractère inévitable d’une décision non contestée, « Les Heures sombres » se résume à l’hagiographie d’un criminel de guerre.

Qu’un tel film puisse être produit et acclamé en 2018 en dit long sur la régression intellectuelle de notre époque. La fascination pour les éléments les plus fascistes de notre Histoire, qui élève des figures sanguinaires au rang de « grands hommes » pour des actions qui découlent essentiellement des conditions historiques et sociales de l’époque, montre bien que « la lutte des classes » se déroule également au cinéma. Les vainqueurs écrivent l’Histoire, et l’oligarchie produit la culture, nous disait Marx.

Verdict : à voir pour l’aspect artistique, avec un cigare et un verre de scotch, et sans oublier des lunettes rouges…

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Références: les articles cités ci-dessous ont été utilisés pour construire cette critique, en plus du visionnage du film et des discours de remise des oscars cités plus haut. Les notes de renvoi sont utilisées uniquement la première fois qu’une source est utilisée.

  1. https://www.nationalreview.com/2017/11/darkest-hour-dishonors-winston-churchill-memory/
  2. Slate: What’s fact and what’s fiction in Darkest hour. 
  3. Jacobinmag: the real winsont churchuill 
  4. http://www.bbc.co.uk/news/10294530
  5. Citation exacte sur Hitler disponible ici
  6. Les pires citations de Churchill, sélectionnées par le quotidien The Guardian sont à découvrir ici.
  7. Wikipedia (FR), Winston Churchill 
  8. Idem 2.

6 réactions au sujet de « Oscars 2018 : Les heures sombres (du cinéma) »

  1. Ayant des enfants en bas âge (bientôt l’heure de l’école primaire !), j’en suis actuellement à me demander quelle Histoire je vais leur conter :
    – l’Histoire des rois, des empires, des guerres et des « conquérants » (ce qui compose une bonne partie des manuels scolaires)
    – ou bien l’Histoire des peuples, des sciences et de la culture, qui sont à mon avis largement sous-enseignés dans la scolarité du secondaire ?

    Mon cœur penche largement pour la seconde option ; pour paraphraser l’auteur de « Sapiens », l’Histoire est souvent faite par de « grands » hommes, nourris et enrichis parce que des millions d’autres étaient là pour travailler la terre et forger des armes. Et, à part dans les romans de Zola, personne n’est là pour nous parler d’eux.

    « La fascination pour les éléments les plus fascistes de notre Histoire » : voilà ce que l’on nous enseigne, face à ces conquérants ayant amenés des milliers de soldats à la guerre par esprit de conquête, c’est à dire pour obtenir des terres, qui ne leur appartenaient pas, par la force.

  2. « ville allemande de Dresde, un crime contre l’humanité qui massacra en une nuit deux cent mille hommes, femmes et enfants dans une localité dépourvue de toute cible militaire. (3) »

    En suivant le lien vers wikipedia, je vois que le nombre de mort est discuté. Pourquoi choisir de présenter la version de David Irving ?
    « Le compte de 200.000 morts avancé par l’écrivain négationniste David Irving était appuyé sur un rapport de police (TB 47) considéré actuellement comme un faux » (wikipedia)

    Et la référence (3) ne correspond pas à l’évènement cité mais au paragraphe suivant.

    1. Bonjour, et merci de votre vigilance. J’avais retenu le chiffre de deux cent mille car les estimations varient entre celles de la croix rouge (300 000) et des alliés (25 000) semble-t-il. D’autres sources que j’avais pu lire retenait ce chiffre qui parait dramatique, mais qui a le mérite de refléter le fait que ce bombardement à la bombe incendiaire avait pour but de raser une ville pour démoraliser la population allemande. J’ai néanmoins, sous votre recommandation, modifié le texte du billet.

      Et effectivement, j’ai inversé les notes (3) et (4) dans le référencement, désormais corrigé ! Merci à vous 🙂

  3. Bonjour,
    Votre analyse dûment référencée s’inscrit en faux par rapport à certains commentaires élogieux, sur Allociné par exemple, dont extrait significatif : « (…) C’est donc à une formidable leçon de leadership et même d’humanité que cet épisode du début de la 2e guerre mondiale nous convie. Un film marquant, qui permet de réaliser une nouvelle fois à quel point l’Histoire aurait pu prendre un cours different avec un autre dirigeant à la place de Churchill. »

    Merci de nous déniaiser (une fois de plus…).

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