L’incroyable élection sénatoriale de l’Alabama délivre un sévère camouflet à Donald Trump

L’incroyable élection sénatoriale de l’Alabama délivre un sévère camouflet à Donald Trump

Tous les ingrédients semblaient réunis pour faire de cette banale élection un scrutin à enjeu national, si ce n’est planétaire. Rebondissements multiples, propos racistes et dilemmes moraux sur fond de scandale nourrissent un suspense insoutenable au dénouement digne d’un drame hollywoodien.

D’un côté, on retrouve un candidat se vantant de sa collection d’armes à feu auprès des journalistes du New Yorker, et votant ce 12 décembre depuis l’église qu’il fréquente assidument. Il s’agit du Démocrate Doug Jones. Son opposant, Roy Moore, se rend au bureau de vote à cheval, pour couronner sa campagne entachés par ses propos racistes et les accusations d’agressions sexuelles à son encontre.

La défaite  in extrémiste de Roy Moore, soutenu jusqu’au bout par Donald Trump et le parti républicain, délivre un sérieux camouflet au président américain. Récit d’un scrutin historique.

1) Sweet Home Alabama

En France, nous connaissons surtout l’Alabama pour y avoir vu grandir Forest Gump. Cet état particulièrement religieux du « sud profond » fut également le foyer du mouvement des droits civiques,  qui mit un terme à la ségrégation raciale, après avoir été le théâtre de nombreuses scènes de lynchages de noirs perpétués par le Ku Klux Klan.

Soixante ans après Martin Luther King, l’Alabama reste un bastion républicain dominé par un électorat blanc dont la part la plus active comporte une proportion significative de fondamentalistes chrétiens. Le parti démocrate n’y a pas gagné la moindre élection depuis 25 ans, tandis que Donald Trump a balayé l’État avec 62 % des votes. En Alabama, les élections sont rarement disputées et le taux de participation compte parmi les plus bas des États-Unis, autour de 25 % pour les scrutins locaux.

Résultats électoraux à la présidentielle américaine en 2016 – Cartographie par Tristan Malherbe

Depuis 2011, de nombreuses lois ont été mises en place pour restreindre l’accès au vote des minorités et des pauvres, en particulier les communautés noires. Le nouveau découpage des circonscriptions et cantons (le gerrymandering), basé sur les données sociales,  avantage largement les républicains. Ces efforts ont été entrepris sous l’impulsion de l’ancien sénateur et désormais « garde des Sceaux » de Donald Trump, monsieur Jeff Session. (1)

Une suite de mauvaises décisions va transformer un scrutin imperdable en une défaite lourde de conséquences pour le parti conservateur.

2) La genèse d’une élection impossible à perdre

L’élection devait avoir lieu pendant les midterm (législative de mi-mandat) comme dans l’ensemble du pays, mais la nomination du sénateur Jeff Session au poste de ministre de la Justice laisse son siège vacant. Or, aux USA, le cumul de mandat est strictement interdit, ce qui force à une élection anticipée.

Le candidat désigné par Jeff Session pour sa succession, Robert Bentley, dû se désister sur fond de scandale lié à une obstruction de justice. Des primaires sont alors organisées, au cours desquelles s’affrontent le candidat Luther Strange, conservateur pur sang soutenu par les cadres du parti républicain et Donald Trump, et deux « extrémistes ». Compte tenu de la faible participation, c’est le fondamentaliste Roy Moore qui remporte largement la nomination, propulsé par le vote religieux.

Moore se rend au bureau de vote. Image Mediapart/Reuters

Roy Moore détient un lourd passif. En 2001, il gagne les élections pour le siège de juge à la Cour suprême d’Alabama, mais est destitué en 2003 après avoir refusé de retirer un monument à la gloire des dix commandements qu’il y avait fait installé. Il parvient à se faire réélire au même poste en 2013, avant d’être de nouveau limogé en 2016 pour avoir refusé d’appliquer la loi autorisant le mariage homosexuel.

Ses positions particulièrement radicales lui valent le soutien de Steven Bannon, le directeur de campagne de Donald Trump et ancien chef de cabinet à la Maison Blanche.  Récemment évincé de l’équipe gouvernementale du fait de sa ligne populiste et xénophobe, il mène une campagne personnelle pour faire basculer le parti républicain vers l’extrême droite la plus dure, depuis son poste d’éditeur en chef du média ultraconservateur Breitbart news.

Le parti républicain fait face à un dilemme. Ne pas appuyer Roy Moore risque d’être perçu comme une trahison par la base électorale et met en danger la majorité au Sénat. Pour autant, la victoire alors fortement probable de Roy Moore risque d’embarrasser un peu plus le parti. Ce personnage ferait passer Donald Trump pour un humaniste, tant ses prises de position apparaissent extrémistes. Il juge inadmissible qu’un citoyen musulman puisse être élu au Congrès, estime que son interprétation de la bible prévaut sur la loi fédérale et la constitution des États-Unis et déclare que « l’Amérique était Great lorsque les familles étaient soudées, même si on avait l’esclavage ». Opposé à la contraception et à l’avortement, il considère l’homosexualité comme un crime répréhensible. Sa campagne populiste se concentre sur la critique des médias, systématiquement affublés du terme Fake News, et contre l’establishment de Washington. La veille de  l’élection, sa femme explique « nous ne sommes pas racistes, un de nos avocats est juif ! ».

Malgré toutes ces tares et déclarations controversées, Roy Moore dispose d’une confortable avance dans les sondages, ce qui contraint la direction du parti républicain à maintenir son soutien moral et financier.

Jusqu’à ce qu’éclate le scandale des accusations sexuelles.

3) Les accusations d’agressions sexuelles renversent la donne

Élire un chrétien fondamentaliste, ouvertement raciste, homophobe, nostalgique de l’esclavage et deux fois limogé de son poste de juge pour avoir fait passer la Bible avant la loi ne posait pas de problème à la majorité des électeurs d’Alabama.

Les multiples accusations d’agressions sexuelles sur mineur révélées par le Washington Post changent profondément la donne.  Alors que l’affaire Weinstein déclenche le mouvement de libéralisation de la parole des femmes sous le slogan #metoo, de nombreuses stars du showbizness et journalistes de télévision perdent leurs postes et leurs contrats. Le phénomène touche également les hommes politiques, forçant le sénateur démocrate Al Franken à démissionner.

Dans ce contexte explosif, Roy Moore est invité sur Fox News pour répondre aux accusations. Sa défense laisse perplexe jusqu’au présentateur Sean Hannity, pourtant soutien inconditionnel de Donald Trump.

Le parti républicain hésite, tente de persuader Roy Moore de se retirer, mais essuie un refus catégorique. Pris en otage par un candidat probablement pédophile, il finit par se rallier derrière son nominé. Donald Trump apporte un appui franc et massif, allant jusqu’à tenir un meeting à la frontière de l’Alabama pour défendre Roy Moore. Stephen Banon fait le tour de l’État, organisant une ultime réunion publique dans une ancienne plantation de coton (ça ne s’invente pas).

Le jour du vote approche, et les sondages donnent toujours Roy Moore vainqueur sur le fil.

4) Doug Jones à la rescousse

Le parti démocrate a longtemps hésité à engager des fonds pour soutenir son candidat, pour la simple raison qu’il ne croyait pas en ses chances de victoire. Si les organisations proches de Bernie Sanders multipliaient les appels aux dons à travers tout le pays (en particulier sur les réseaux sociaux), le comité national démocrate refusait de jeter les forces du parti dans la bataille.

Or, en Alabama, l’infrastructure locale et la base militante sont quasi inexistantes. Jones partait avec un sérieux handicap, malgré le soutien d’activistes locaux et de plusieurs associations prêtes à tout pour empêcher un bigot comme Roy Moore d’arriver au Sénat.

Avec les révélations des scandales sexuels, et devant la dimension accablante des témoignages, le parti démocrate va se ressaisir. L’argent va affluer depuis tout le pays et les militants se motiver. Une campagne accélérée reposant sur les activistes politiques et groupes d’appui issus d’organisations proches de Bernie Sanders va déclencher de vastes opérations pour mobiliser l’électorat noir et urbain.

Heureusement, bien que largement inconnu, Doug Jones est un candidat compétent. Avocat de formation, il peut se vanter d’avoir fait condamner deux membres du Ku Klux Klan auteurs de l’attentat à la bombe de Birmingham en 1962.  Libérés par un système judiciaire dominé par les suprémacistes blancs, ils furent finalement mis sous les barreaux trente ans après les faits grâce au travail de Doug Jones.

5) Enjeux nationaux et retombées  internationales

Voici Doug Jones, démocrate de centre droit peu charismatique, propulsé au rang d’ultime rempart contre l’extrémiste et probable pédophile Roy Moore, soutenu par Donald Trump et les cadres du parti républicain. Cette affiche hollywoodienne attire l’attention de tout le pays et déclenche des débats passionnés.

Chez les républicains, de nombreuses voix s’élèvent pour appeler au vote blanc, voir pour appuyer le candidat démocrate (un sénateur républicain ira jusqu’à lui signer un chèque pour financer sa campagne). Faut-il rester fidèle au parti ou empêcher un raciste d’arriver au Sénat ? Faut-il mieux un extrémiste de mon bord ou un centriste du camp adverse ? Des électeurs posent le problème autrement : plutôt un pédophile présumé qu’un défenseur de l’avortement avéré, cette pratique ressentie par certains comme un meurtre institutionnalisé.

Pour les démocrates, il s’agit d’éviter un formidable coup de pouce à la ligne extrémiste de Donald Trump et d’asséner à la place un premier camouflet au trumpisme. C’est aussi l’occasion de remettre en cause le projet de radicalisation du parti républicain, dont Stephen Bannon a fait de l’Alabama la première étape d’une stratégie visant à remplacer les élus républicains actuels par des candidats populistes.

Au-delà du symbole, une victoire ouvrirait la voie à une hypothétique reconquête démocrate du Sénat dès 2018. Le parti républicain possédait une faible majorité (52 sénateurs sur 100) dont l’étroite marge de manœuvre l’avait empêché d’abroger la réforme de santé Obamacare, en dépit de ses multiples efforts.

À 51-49, le reste de l’agenda législatif de Donald Trump se trouverait d’autant plus fortement menacé.

Enfin, pour le mouvement de libération de la parole des femmes (#metoo), cette élection revêt un intérêt capital. Si Roy Moore l’emporte en dépit des témoignages accablants, les prochains accusés risquent d’adopter la même attitude que lui : la stigmatisation des victimes et des médias publiant leurs témoignages. Inversement, la défaite de Roy Moore aurait valeur de jurisprudence dans le monde politique américain.

Avec en ligne de mire Donald Trump lui-même, accusé par dix-neuf femmes de harcèlement sexuel…

6) Les électeurs noirs sauvent une fois de plus l’Amérique de ses vieux démons

À peine vingt mille voix  sur un million trois cent mille suffrages exprimés empêchent l’entrée au Sénat d’un raciste homophobe et présumé pédophile. La victoire inespérée du candidat démocrate, qui fait 14 % de mieux qu’Hillary Clinton un an auparavant, provoque un gigantesque sentiment de soulagement chez les progressistes.

Elle serait due, selon les sondages de sortie des urnes, à une forte mobilisation de l’électorat noir. Car aux États-Unis, ex-démocratie en perte de repère, l’élection va à celui qui mobilise le plus son électorat. Le taux de participation anticipé par les sondages pointait timidement à 25 %, mais près de 40 % des inscrits se sont finalement déplacés, faisant la queue pendant des heures dans le froid un mardi matin pour enregistrer leur bulletin de vote.

Répartition du vote par genre et origines ethniques – sondage à la sortie des urnes / Washington Post

Roy Moore pouvait compter sur une base militante extrêmement déterminée. Pour eux, les allégations d’agressions sexuelles étaient des mensonges perpétués par le système médiatique à la solde de l’oligarchie. 65 % des sympathisants républicains déclaraient ne pas y croire. Le tiers restant préfère voter pour un criminel potentiel, plutôt que de s’abstenir ou de voter pour le candidat « d’en face ». (2)

Pire, 60 % des électeurs blancs possédants un diplôme universitaire vote Roy Moore, selon un sondage CNN. Ces faits démontrent à quel point l’Amérique est divisée et le système politique miné par un paysage de plus en plus polarisé. À l’ère d’internet, le biais des individus convaincus de leurs opinions et imperméables aux idées contradictoires semble plus que jamais renforcé.

7) Le cynisme et l’hypocrisie comme stratégie politique

Dans un incroyable mouvement de cynisme, Donald Trump a commenté cette défaite en termes éloquents : « je savais que Roy Moore n’avait pas la trempe pour gagner, c’est pour ça que je ne l’avais pas soutenu à la primaire ».

Pendant ce temps, le chef de la majorité parlementaire républicaine a décidé d’accélérer le vote sur la réforme des impôts. Un acte d’une hypocrisie inouïe compte tenu de l’impopularité d’un texte qui organise un gigantesque transfert de richesse des classes moyennes vers les multinationales et les millionnaires (à peine 30 % des américains approuvent ce projet dont 62 % des bénéfices iront vers les 1 % les plus riches) (3). Or ce même Mitch McConnell avait refusé de voter la nomination du juge suprême choisi par Obama pendant près d’un an, prétextant le désir de consulter les électeurs américains en en faisant un enjeu de la présidentielle. Maintenant qu’il s’agit de voter la plus grande réforme fiscale de l’histoire du pays, McConnell ne souhaite pas attendre la semaine nécessaire à la prise de fonction de Doug Jones.

Au-delà du personnage Roy Moore, il se pourrait que la débâcle en Alabama soit imputable à l’impopularité du parti républicain, qui s’efforce de faire voter des réformes bénéficiant uniquement à ses richissimes donateurs.

Trump et les républicains vont-ils adapter leur stratégie ? Il semblerait, au contraire, qu’ils soient déterminés à foncer tête baissée vers le désastre électoral qui se dessine en 2018. Dans tous les cas, les progressistes peuvent se frotter les mains.

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Notes et références:

  1. https://www.vox.com/policy-and-politics/2017/12/12/16767426/alabama-voter-suppression-senate-moore-jones
  2. Enquêtes d’opinions à la sortie des urnes publiés par CNN
  3. Un bref résumé de la réforme, par Thomas Piketty, ici. Et pour un appercu détaillé, lire ce formidable article de Vox, en Anglais.

Une réaction au sujet de « L’incroyable élection sénatoriale de l’Alabama délivre un sévère camouflet à Donald Trump »

  1. Inquiétant.
    Alors que ce pays voit son hégémonie remise en cause, un peu plus de sérénité parmi sa classe dirigeante aurait été la bien venue. Et c’est une litote.

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