La bataille pour l’assurance maladie universelle

La bataille pour l’assurance maladie universelle

L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche et le renforcement de la majorité républicaine au Congrès devaient signer l’arrêt de mort de l’Afordable Care Act, la réforme de santé mise en place par Barack Obama.

Pourtant, le parti républicain vient d’échouer pour la sixième fois consécutive à réformer l’assurance maladie, au cours d’une soirée digne d’une tragédie grecque. Tel César, John McCain maintient le pouce à l’horizontale quelques instants, avant de le pointer vers le bas, condamnant l’ultime effort de son parti pour abroger l’Obamacare.

Ce feuilleton aux rebondissements tragi-comiques est fascinant à bien des égards. Il permet de comprendre les arcanes du système politique américain, et surtout de mettre en lumière les failles de l’approche néolibérale du problème de l’assurance maladie, aux États-Unis comme en France.

À l’heure des coupes budgétaires, nous vous proposons de revivre le film de cette passionnante histoire.

1) Le système de santé américain avant Obamacare

Tout récit d’envergure mérite une solide introduction.   

Lorsque Barack Obama triomphe de John McCain en 2008, l’assurance maladie universelle figure au sommet de ses priorités. Car avec quarante-cinq millions de citoyens non couverts, le système américain patine.

Il repose essentiellement sur une chaîne d’intervenants privés. Les universités forment les médecins à prix d’or. Endettés à hauteur de trois cent mille dollars, ils pratiquent des honoraires quatre fois plus élevés qu’en France dans des établissements privés (hôpitaux et cabinets) où ils prescriront des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurances cotées en bourse.

Le coût par habitant d’un tel système est plus de deux fois supérieur à ce que l’on observe en Europe, soit environ dix mille dollars par personne et 18 % du PIB. À titre d’exemple, une simple consultation coûte entre cent et deux cents dollars, contre vingt-cinq euros en France.

L’employeur supporte la majorité de cette charge en fournissant l’assurance maladie à ses employés et leurs familles. Ces derniers choisissent le niveau de couverture et paient des cotisations mensuelles en fonction des prestations retenues, pour des montants allant de cent à trois cents dollars par mois. Dernière particularité, les assureurs incluent des franchises dont le montant varie entre mille et huit mille dollars par an. Opter pour une franchise élevée permet de réduire ses mensualités. Les femmes payent en moyenne 40% de plus que les hommes, principalement du fait des « risques » de grossesse. 

Les Américains au chômage ou sans employeurs (l’autoentrepreneur par exemple) doivent payer eux-mêmes la totalité de l’assurance, soit environ dix milles dollars par an pour une couverture de base avec une franchise très élevée.

Pour les assurés, le risque de faillite personnelle suite à la contraction d’une maladie grave est réel. En effet, les compagnies d’assurances peuvent augmenter les cotisations jusqu’à un certain plafond. Combiné aux franchises élevées et aux « restes à charge », ce système peut progressivement mener une famille à la banqueroute. (1)

Enfin, de nombreux Américains peuvent temporairement se retrouver sans couverture. Or les assureurs ont le droit de refuser des clients sur la base de leur état de santé ou de leurs antécédents médicaux, ce qui créé un risque de privation définitive de l’accès aux soins. D’autant plus que certaines assurances appliquent des plafonds « à vie » afin d’éviter de devoir payer pendant des années des soins pour une maladie chronique grave. Non seulement de nombreux américains sont pas ou mal assurés, mais personne n’est totalement à l’abris d’une faillite personnelle ou d’une privation de l’accès au soins.

Deux systèmes publics permettent de combler partiellement les failles du privé. Medicare, financé par l’impôt, fournit une couverture publique de base aux personnes âgées de plus de 65 ans et aux handicapées éligibles. Medicaid, sur un modèle similaire, couvre sous conditions de ressources certains citoyens parmi les plus pauvres. Les deux programmes imposent certaines  restrictions aux assurés, mais aussi aux prestataires de soins, afin de contrôler les coûts et les abus. Ces systèmes, en particulier Medicare et son régime de complémentaires, sont moins chers et plus généreux que le privé. 

Au total, en 2007, l’assurance maladie se divisait donc en trois blocs.

Le secteur privé couvrait environ 150 millions d’Américains. Le bloc semi-public constitué des programmes Medicare (60 millions) et Medicaid (50 millions) comblait une partie de la brèche. Ce qui laissait 45 millions d’Américains sans couverture santé. Pour cette dernière catégorie, le service d’urgence des hôpitaux restait accessible et gratuit. Cependant, près de quarante-cinq mille Américains mouraient chaque année par manque de soins.

Le décor est planté, place aux acteurs.

2) Premier acte, la réforme de Barack Obama (2008-2010)

Barack Obama arrive à la Maison Blanche au paroxysme de la crise financière. Il n’en demeure pas moins déterminé à tenir sa principale promesse de campagne, la création d’une couverture de santé universelle. Avant lui, Bill Clinton s’était cassé les dents sur un système jugé irréformable. Mais le nouveau président bénéficie d’un mandat clair et d’une majorité confortable dans les deux chambres du Congrès. (2)

Les efforts débutent à l’été 2009, les six premiers mois de la présidence ayant servi à organiser le sauvetage du système financier, la nationalisation des deux plus gros constructeurs automobiles américains et le vote d’un plan de relance. Cette politique volontariste épargne néanmoins le secteur financier responsable de la crise. Elle est fortement critiquée par les milieux conservateurs, affaiblissant la cote de popularité du nouveau président.

Choix d’un modèle hybride public – privé

Barack Obama renonce à l’option qu’il défendait pendant sa campagne, une extension du programme Medicare qui reviendrait à une socialisation de l’assurance maladie sur le modèle européen. Pour des raisons politiques, il préfère reprendre à son compte le système mis en place dans l’État du Massachusetts par le gouverneur républicain Mitt Romney. Ce texte, issu d’un think tank conservateur, reposait sur deux piliers.  Premièrement un « mandat » obligeant les citoyens à souscrire une assurance, les employeurs à fournir une couverture santé, et les compagnies à ignorer les antécédents médicaux. Ce mandat interdit ainsi les pratiques les plus contestés : refus d’assurance ou cotisations plus élevées sur la base des antécédants médicaux (qui ne seront plus pris en compte) et plafonnement des remboursement « à vie ». Deuxièmement, un « exchange », ou marché régulé par la puissance publique permettant aux individus et employeurs de choisir parmi un ensemble d’entreprises privées mises en concurrence. Ce mécanisme a pour but de garantir l’accès aux soins, tout en réduisant le coût moyen de l’assurance du fait de l’augmentation du nombre d’assurés. Des subventions financées par une cotisation sociale aident les plus démunis à payer leurs mensualités et subventionne les assureurs pour les incitater à participer aux « exchange » régulés.

Ce système hybride permet d’épouser l’idéologie néolibérale chère au parti républicain (liberté du choix, mise en concurrence du privé), ce qui apparaît à l’équipe d’Obama comme un bon compromis, car susceptible de recevoir l’appui des sénateurs républicains modérés et des lobbies représentant les professionnels de la santé.

Des semaines de débats, des heures de travail en commissions bipartites et des auditions multiples sont réalisées pour produire le texte final. Au sein du Parti démocrate, une lutte acharnée à lieu ente le camp progressiste et la faction la plus conservatrice du parti. L’aile gauche veut inclure une « public option » (option publique), conformément à la promesse de campagne d’Obama. En résumé, il s’agirait d’ouvrir le régime de base de Medicare aux américains n’ayant pas encore atteint l’âge d’éligibilité de 65 ans. Si la couverture de soin resterait moins généreuse que celle accessible aux seniors, elle serait moins onéreuse et plus complète que celles offertes par des nombreuses assurances privées. L’autre avantage d’un tel programme est de déconnecter l’assurance maladie de l’emploi : avec le régime privé, la perte d’un emploi revient à perdre l’assurance fournie par l’employeur. 

L’aile droite du parti, financée par les lobbies pharmaceutiques et autres intérêts privés, combat becs et ongles la « public option ». Mais Harry Reid, le légendaire chef de la majorité démocrate au Sénat, est favorable à cette option. Au cours du processus législatif, une fenêtre d’opportunité aurait pu permettre au Parti démocrate de l’inclure dans le texte final. C’est la Maison-Blanche et Obama qui auraient finalement « tué » cette initiative, écartant pour deux décennies au moins la perspective d’un régime d’assurance maladie public aux États-Unis. (3)

Le texte final, baptisée « Affordable Care Act » (ACA) inclura, en lieu et place de l’option publique, des subventions au régime Medicaid, financé par des prélèvements sociaux. Le Congress Budget Office (CBO, l’équivalent de la Cour des Comptes française) valide le plan, estimant qu’il permettra de réduire le déficit et d’augmenter le nombre d’assurés.

Opposition radicale des républicains

Par calcul politique, le parti républicain fait le choix de s’opposer frontalement au projet. Si aucun républicain ne soutient le texte, le parti pourra ensuite faire campagne contre cette réforme. Les raisons sont également idéologiques. Une certaine frange du parti républicain et de son électorat demeure fondamentalement raciste et ne digère pas la victoire d’Obama. S’opposer à une loi aussi importante et caractérisable comme « socialiste » devait permettre de gagner un capital politique non négligeable.

Rapidement, l’appareil médiatique conservateur se met en branle. Sur les radios, les plateaux télévisés, les éditoriaux et bien entendu FoxNews, les experts et leaders d’opinion se succèdent pour dénoncer un coup d’État socialiste anticonstitutionnel. L’Affordable Care Act est rebaptisé « Obamacare », une façon de canaliser le ressenti racial envers le premier président noir de l’histoire du pays et ainsi mobiliser contre sa réforme.

Le Tea Party, courant extrémiste de la droite américaine, profite de cette opportunité pour gagner en influence et élargir sa base militante.

La chambre basse du sénat (Chambre des représentants) vote le texte sans la moindre voix républicaine. Avant de l’examiner en séance, les sénateurs rentrent en circonscription pour la pause estivale. Ils sont reçus par des milliers de militants du Tea Party protestant contre la réforme.

Manifestation des militants de l’extrème droite contre Obama et Obamacare

En septembre 2009, Obama s’adresse au Congrès en l’exhortant au compromis. Il cite la mémoire du sénateur Ted Kennedy, qui vient de succomber à un cancer du cerveau fulgurant. Cette figure démocrate respectée pour son rôle de précurseur dans le combat politique en faveur de l’assurance maladie universelle favorisait régulièrement la culture du bipartisme. Les républicains restent muets à ces appels et menacent de faire obstruction en recourant à la technique du filibuster, une règle institutionnelle qui permet à une minorité de 41 sénateurs à bloquer un vote. Heureusement, avec leur large majorité (60 sièges sur 100) les démocrates ont le pouvoir de briser le filibuster.

Après des mois de négociations et de débats, le projet de loi amendé par le Sénat est voté par l’ensemble des démocrates 60 voix contre 40.  L’opposition dénonce un passage en force.

Du fait des modifications, le texte doit encore être approuvé par la chambre des représentants, qui procède à plusieurs ajustements. Alors que les tractations avec l’aile conservatrice du parti démocrate font rage, une seconde tragédie frappe la majorité. Le remplaçant du défunt Ted Kennedy perd le siège démocrate lors de l’élection anticipée.

La défaite dans la circonscription du Massachusetts, jugée impossible, saisit d’effroi les démocrates. La campagne républicaine avait placé la perte de la majorité absolue par les démocrates comme enjeu principal du scrutin. Aux efforts républicains vient s’ajouter une phrase maladroite du candidat démocrate, qui se moque de l’équipe de baseball de Boston. D’un cheveu, l’opposition gagne un siège au sénat. Avec 41 voix contre 59, le vote n’est plus possible, sauf à passer en force à l’aide de la procédure de réconciliation budgétaire. Il s’agit d’une règle de fonctionnement propre au Sénat, qui permet d’adopter à la majorité simple (50 voix) un texte portant uniquement sur des aspects budgétaires. 

Obama se trouve ainsi contraint d’utiliser ce recours pour faire passer la réforme, dont l’essence est affaiblie par les multiples compromis.

Le 23 mars 2010, L’ACA est définitivement adopté, au prix d’un lourd tribut politique qui va secouer la nation américaine pendant des années.

3) Opposition à la réforme et radicalisation de la vie politique américaine (2010-2016)

Les législatives de mi-mandat tournent à l’hécatombe pour un Parti démocrate sévèrement sanctionné pour son passage en force au Congrès et un climat économique encore délétère. Le Parti républicain récupère six sièges au sénat et une très large majorité à la chambre des représentants.

Cette défaite électorale valide la stratégie d’opposition frontale et permet à de nombreux candidats du Tea Party de faire leur entrée au Congrès, déplaçant le centre de gravité du Parti républicain vers la droite radicale. Les six prochaines années vont être marquées par un blocage parlementaire systématique et une polarisation extrême du paysage politique. Le parti républicain va faire voter un total de 60 résolutions pour abroger l’Obamacare, que le Sénat démocrate bloquera logiquement à chaque fois. Les tribunaux sont également saisis pour tenter d’invalider la réforme sur la base de sa prétendue inconstitutionnalité. Il faudra attendre juin 2012 pour que la Cour suprême valide définitivement l’Afordable Care Act.

Outre les efforts législatifs, l’opposition républicaine résiste au niveau local contre l’application de la loi, dans les états qu’elle contrôle. La réforme connaît des débuts difficiles, la mise en place des fameux « exchange » ne se fait pas sans problèmes et l’application de ses dispositions prend du temps. Les américains rechignent à participer aux « exchange », les subventions à Medicaid ne sont mises en place que dans les États sous contrôle démocrate. Lorsque la campagne présidentielle de 2012 débute, les Américains n’ont pas encore vu les retombées du projet.

Obama joue sa réélection face au gouverneur du Massachusetts, Mr Mitt Romney. Le candidat républicain place l’abrogation de la réforme de la santé au cœur de sa campagne. L’ironie de cette posture témoigne de la radicalisation de la droite américaine (Romney étant à l’origine de la loi ayant servi de modèle à l’Obamacare).

Le président sortant remporte une large victoire électorale, ce qui renforce le parti démocrate au Congrès, mais laisse de peu la majorité aux républicains dans la chambre basse. Sa capacité de blocage intacte, l’opposition continue ses efforts pour abroger ou ralentir l’application de la réforme de la santé.

De nouveau, les élections de mi-mandat de 2014 tournent à la bérézina. Le taux de participation historiquement bas favorise une base réactionnaire énergisée par le Tea Party et offre le Sénat, la Chambre des représentants et la gouvernance de trois états supplémentaires au Parti républicain. Ce dernier va de nouveau tenter de voter l’abrogation de l’Obamacare à de nombreuses reprises, obligeant le président à utiliser son droit de véto pour protéger la réforme.

Elle commence enfin à porter ses fruits. Onze millions d’Américains accèdent à la couverture santé en 2014, huit de plus en 2015. Mais ces nouveaux assurés sont souvent en mauvaise santé, et le surcoût qu’ils engendrent pour les assurances privées se répercute sur les mensualités des autres citoyens. Dans les états démocrates, les subventions permettent d’absorber le choc initial. Dans les états sous contrôle républicain, c’est la classe moyenne qui paie l’ardoise. De manière général, les assureurs privés maintiennent leur taux de profits entamés par les nouvelles règles et interdictions de certaines pratiques en augmentant les franchises et les mensualités. La réforme devient ainsi une véritable bombe a retardement politique, puisqu’elle provoque des augmentations drastiques des coûts pour les personnes qui disposaient déjà d’une assurance avant Obamacare, juste avant les échéances électorales. 

Sans surprise, l’abrogation de la réforme fait partie des promesses de campagne de Donald Trump. L’exacerbation du ressenti raciste envers le président sortant et la rhétorique populiste du parti républicain, qui ne manque pas d’accuser l’Obamacare d’opérer un transfert de richesse de la classe moyenne (blanche) vers les minorités pauvres, jouent un rôle décisif dans l’élection de 2016 et la victoire de Donald Trump.

L’Amérique de plus en plus divisée s’apprête à subir un nouvel épisode tragique de la bataille pour l’assurance maladie.

4) Donald Trump et l’abrogation de l’Obamacare

Lors de la campagne électorale, Donald Trump promet de remplacer Obamacare par « something great » sans toucher aux programmes Medicare et Medicaid ni remettre en question l’accès aux soins des personnes présentant des antécédents médicaux. Dans la première heure qui suit son entrée à la Maison Blanche, le milliardaire signe un « executive order » proposant l’abrogation de l’ACA.

Avec le contrôle des deux chambres du Congrès, le Parti républicain se met au travail. La tâche s’annonce délicate, car la réforme de la santé a étendu l’accès aux soins à vingt-cinq millions d’Américains supplémentaires. Une large partie des bénéficiaires est précisément issue de la classe ouvrière blanche ayant voté pour Donald Trump. Si la majorité d’entre eux se disent hostiles à l’Obamacare, ils sont favorables aux dispositions de la loi (sic). À tel point que les sondages démontrent un écart de plus de 10 % d’opinions en fonction du terme utilisé (ACA ou le surnom Obamacare).

En mars 2017, Paul Ryan, le chef de la majorité républicaine de la Chambre des représentants, propose un premier texte qui vise à abroger et remplacer Obamacare (repeal and replace). La nouvelle loi va réduire les budgets de Medicaid et Medicare et compenser les individus sous forme de crédit d’impôt. Le CBO estime les subventions largement insuffisantes et prédit que 20 millions d’Américains perdront leur couverture santé, ce qui entraînera dix mille décès supplémentaires par an. Les baisses d’impôts résultant de l’abrogation vont ajouter des centaines de milliards de dollars au déficit public, autant de « cadeaux » fiscaux pour les plus riches.

La simplicité, la brutalité et l’opacité du processus législatif aboutissant à ce texte prennent l’opinion de court. Après sept ans de rhétorique enflammée, le projet républicain apparaît comme un gigantesque transfert de richesse en faveur des plus favorisés. Donald Trump qualifie la proposition de « mean » (méchante), mais bien qu’elle viole ses promesses de campagne, en soutient l’application.

Le camp républicain ne parvient pas à se mettre d’accord, les modérés jugeant le texte trop radical, tandis que l’extrême droite du « freedom caucus »  estime qu’il ne va pas assez loin. Devant cette division irréconciliable, le vote du projet est annulé à la dernière minute. Face à ce premier échec, Trump concède que “personne n’imaginait que l’assurance maladie soit si compliquée”.

Le président s’implique alors personnellement, exerçant une pression politique de plus en plus forte sur les responsables républicains. Finalement, un mois après le premier échec, un projet de loi est voté dans l’urgence et au milieu de la nuit. Produit dans le plus grand secret, le texte n’a pas eu le temps d’être évalué par le CBO ni lu par les parlementaires. Ces derniers le votent pourtant de justesse (217-213). La stratégie assumée est de faire passer “n’importe quel texte” au sénat qui sera ensuite chargé de le modifier et de l’amender. Pas un seul débat public ou commission bipartite n’a été organisé.

Le CBO livre son estimation quelques jours plus tard. 22 millions d’Américains seront exclus du système, onze mille mourront du manque de soin chaque année tandis que six cents milliards de dollars de réduction d’impôt (dont trente-trois captés par les quatre cents ménages les plus fortunés) produiront un transfert de richesse sans précédent. La liste des antécédents médicaux qui permettent à un assureur de refuser un client s’allonge et inclut la césarienne et l’avortement. Summum du cynisme, le régime spécial des membres du Congrès n’est pas concerné par la réforme !

Le Sénat reprend le projet de loi dans un climat d’opposition populaire grandissante. À huis clos, treize sénateurs, tous des hommes, amendent le texte. Afin de se prémunir du blocage parlementaire démocrate, la nouvelle version ne contient que des dispositions budgétaires, faisant ainsi écho à la méthode utilisée par Obama pour faire adopter sa réforme.

L’opposition démocrate s’organise sur le modèle employé en 2009 par le Tea Party. Les permanences des parlementaires sont envahies, leurs bureaux inondés d’emails, de courriers et de coups de téléphone. La pression s’exerce aussi sur les gouverneurs de chaque état. Une vingtaine d’entre eux, dont la moitié républicaine, écrivent au Congrès pour exiger que le projet de loi soit rendu public.

Le tollé provoqué par la publication du texte (calé sur celui soumis par la chambre des représentants) pousse six sénateurs républicains à se prononcer contre la loi.

Des amendements sont ajoutés par les parlementaires dissidents et un nouveau vote est programmé en juillet. Trump continue de faire pression sur les élus. Selon les sondages, seul un Américain sur quatre soutient le projet. La suppression de l’interdiction de discriminer les assurés sur la base de leurs antécédents médicaux est particulièrement impopulaire.

Le Parti républicain se trouve dans une impasse, pris à son propre piège populiste. Supprimer l’Obamacare exclura de l’assurance santé des millions d’Américains et coûtera la vie à des milliers d’entre eux. Mais après avoir fait de ce projet, pendant sept ans, le cœur de son programme, y renoncer ôterait toute crédibilité au parti.

Le 18 juillet, un vote est finalement organisé. Deux sénateurs de la majorité affirment qu’ils voteront contre le texte. Mais en cas d’égalité (50-50), le vice-président détient le pouvoir de trancher.

Aucun autre sénateur républicain opposé au texte ne souhaite endosser la responsabilité de l’échec en ajoutant une 51ème voix contre l’abrogation. La pression monte, jusqu’au nouveau coup de théâtre. John McCain doit se faire hospitaliser d’urgence pour un caillot de sang au lobe frontal. Incapable de voter, il condamne de facto le texte et permet à deux sénateurs supplémentaires de se prononcer contre. Le vote est de nouveau annulé face à l’issue prévisible (49-50).

Donald Trump explose de rage suite à ce nouvel échec. Il convoque le groupe des sénateurs les plus modérés à un repas à la Maison Blanche pour les prendre à parti :

“Vous essayez d’abroger cette loi depuis bientôt sept ans, vous avez devant vous un président avec un stylo dans la main qui ne demande qu’à signer n’importe quel texte, agissez !”

Le 25 juillet, le sénat expédie un nouveau vote. Il ne s’agit plus de remplacer Obamacare, mais purement et simplement de l’abroger (repeal only). Le COB n’a pas le temps d’analyser les conséquences du plan. Aucun débat ni commission n’est prévu, il s’agit clairement d’un nouveau coup de force.

5) John McCain, les chaises roulantes et l’épilogue tragi-comique

L’opposition se mobilise de nouveau. Des activistes en chaises roulantes bloquent les permanences et bureaux des membres du Sénat. Deux cents arrestations ont lieu devant les caméras. On voit les policiers embarquer des handicapés de force. Le message de ces citoyens est clair : « plutôt la prison que la mort » (par manque de soins).

Un activiste handicapé est évacué du Congrès par la police – photo  by Mark Wilson/Getty Images

Pour éviter le filibuster des sénateurs démocrates, la majorité recourt à une procédure spéciale : un vote autorisant 20 heures de débat parlementaire pour légiférer à partir du texte issu de la chambre des représentants.

Huit sénateurs républicains expriment leurs doutes, mais au fur et à mesure de la journée les déclarations de soutien au projet augmentent. Nombre d’entre eux disent s’opposer au vote, mais le préférer à l’inaction. Finalement, avec 49 voix pour et 50 contre, Obamacare semble tenir bon.

John McCain débarque alors à Washington, après avoir subi une opération ayant abouti au diagnostic d’une forme virulente de cancer. Il s’agit de la même maladie qui avait emporté Ted Kennedy en 2009 et contraint Obama à compromettre l’efficacité de sa réforme.

À quatre-vingts ans, le sénateur rentre d’Arizona pour participer au dernier suffrage. Le front encore enflé par l’opération, il prend la parole à la barre pour critiquer sévèrement le processus législatif, l’absence de transparence et de dialogue. Puis il vote… pour la résolution !

50 -50. Sur ordre de Donald Trump, le vice-président Mike Pence tranche en faveur des républicains.

Pour les 88 % d’Américains qui s’opposent désormais au projet d’abrogation, la pilule est dure à avaler. John McCain vient d’être opéré dans le meilleur hôpital d’Arizona aux frais du contribuable grâce au régime de couverture de santé publique. Et le voilà qui autorise l’examen d’un texte qui va priver entre 16 et 32 millions d’Américains d’assurance publique et faire de tous les anciens cancéreux des citoyens dont les “antécédents” les priveront d’assurance maladie.

Vingt heures de débats parlementaires répartis sur trois jours démarrent. La séance examine tout d’abord l’abrogation pure et simple d’Obamacare sans solution de rechange (repeal only). Avec neuf sénateurs républicains hostiles à ce projet qui aurait coûté l’assurance maladie à trente-deux millions d’Américains, la motion est battue (43-57).

Le vote pour l’application du projet de loi issu de la chambre des représentants (22 millions d’assurés en moins) échoue également (45-55).

Puis vient l’ultime tentative. Un vote pour une abrogation mineure (skinny repeal) qui se contente de supprimer trois piliers clés de la réforme d’Obama (dont l’interdiction de discriminer en fonction des antécédents médicaux). L’estimation rapide du CBO table sur une perte sèche de couverture maladie pour seize millions d’Américains.

Lisa Murkowski (Alaska) et Susan Collins (Maine) s’opposent à cette solution, malgré les pressions de leurs collègues. La Maison-Blanche menace de couper les budgets de rénovation d’infrastructures destinés à leurs circonscriptions, mais elles tiennent bon. À vingt heures, les sénateurs John McCain et Bill Cassidy tiennent une conférence de presse pour expliquer qu’en l’état actuel, le texte est désastreux. Ils craignent que la chambre des représentants le valide sans l’amender. Ils demandent des garanties.

À vingt-deux heures, le président de la chambre basse, Paul Ryan, déclare s’engager à examiner le texte avant de le signer. En conséquence, Bill Cassidy se range de manière particulièrement hypocrite en faveur du vote.

Une fois de plus, tout repose sur John McCain. À minuit, le sénat se rassemble pour le vote. Prêt à trancher en cas d’égalité, le vice-président Mike Pence s’invite en séance. Il prend à l’écart le sénateur de l’Arizona, et pendant près d’une heure s’entretient avec lui dans les couloirs afin de le persuader de se prononcer pour l’abrogation.

Vers une heure du matin, le vote commence. McCain se fait mousser, puis vers une heure trente se dirige vers l’estrade pour placer son vote. McCain fait signe au président de l’Assemblée, tend la main et rapidement pointe son pouce vers le bas, mettant un terme aux tentatives d’abrogation d’Obamacare dans un geste théâtral.

Cette victoire des activistes et de l’opposition populaire est dépeinte comme un camouflet infligé à Donald Trump par le héros John McCain.

Le courage des deux sénatrices n’est qu’à peine évoqué par la presse, tandis qu’un des sénateurs les plus réactionnaires de l’histoire de la politique américaine moderne se voit repeint en sauveur de la démocratie.

Depuis cette défaite de l’exécutif, la Maison Blanche est en ébullition. Le directeur de cabinet et le porte-parole du gouvernement sont limogés. Trump muscle son discours contre l’Iran et la Russie. Il annonce de nouvelles mesures restrictives contre l’immigration et incite à la violence policière.

De Ted Kennedy à John McCain, de Mitt Romney à Obama, de Donald Trump aux activistes, la tragédie semble être appelée à se prolonger, et ses conséquences  politiques à dépasser le simple cadre de l’assurance maladie.

 

Conclusion : quel avenir pour l’Obamacare ?

Si la réforme tient bon du point de vue législatif, Donald Trump a promis de la faire tomber d’une façon ou d’une autre. Les menaces d’abrogation permanentes créent un haut niveau d’incertitude pour les compagnies d’assurances auquel vient s’ajouter le retrait des subventions qui leur sont allouées. Cela pousse un nombre croissant d’entre elles à quitter le fameux “exchange” et à concentrer leurs activités sur les marchés non réglementés.

L’augmentation des coûts qui en résulte décourage la participation des individus en bonne santé. Le nombre d’assureurs décroît et la proportion de malades augmente, ce qui fragilise le système et menace sa pérennité. Sans modification de la loi actuelle, il risque fort d’imploser.

Autre conséquence inattendue, le combat politique a largement renforcé le soutien populaire et remis dans le débat la vieille idée du “Medicare for all”, une solution qui reviendrait à adopter un système à l’européenne avec un “single payer” (une caisse unique – gérée par l’état) couvrant tout le monde. Bernie Sanders vient de lancer une campagne sur ce thème.

Le concept d’assurance maladie comme droit fondamental, l’immoralité d’un système laissant de côté 16, 22 ou 50 millions de citoyens et la notion de socialisation de l’assurance maladie sont des idées de plus en plus acceptées.

L’ironie du combat contre l’Obamacare tient ainsi dans ce paradoxe : à vouloir abroger une loi reposant sur un concept libéral, le parti républicain a favorisé le concept d’assurance publique socialisée et de sécurité sociale universelle.

Enfin, à travers cette histoire interminable, on comprend qu’il est tout simplement mathématiquement impossible de fournir une assurance maladie à tous les citoyens, quelle que soit leur condition de santé et de revenus, sans recourir d’une façon ou d’une autre à la subvention publique, la socialisation des dépenses de santé et la mutualisation du risque. Aucun assureur privé ne prendra de lui même le risque d’assurer un malade ou une personne âgée, cela le conduirait automatiquement à la faillite.

Ainsi, plus on cherche à libéraliser et à individualiser le système, plus le coût global et le nombre de citoyens perdant l’accès aux soins augmentent.

À l’heure où le gouvernement Macron veut libéraliser le secteur de la santé et réduire le budget de l’assurance maladie, conformément aux recommandations de la Commission européenne, l’expérience américaine offre un éclairage précieux.

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Article initialement publié le 7 août 2017, légèrement mis à jour le 2 août 2022.

Sources et références:

Pour rédiger cet article, nous avons vérifié les faits, dates et chiffres avancés en s’appuyant sur les pages Wikipédia (en Anglais) suivantes: Obamacare, présidence d’Obama, midterms de 2010, midterms de 2014, élection de 2012. Le film documentaire « les années Obama » diffusé par Arte en 2016 et accessible sur dailymotion ici a également servi de point de référence pour interpréter certains faits. Enfin, de nombreux articles du New York Times, Washington Post, Truthdig, The Nation, Jacobin, NPR et Democracynow.org ont servi de source, ainsi que les diverses expositions involontaires aux chaines TV américaines. Sans oublier les livres de Ryan Grim, « We’ve got people » et de l’auteur « Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate ». 

  1. Le film de Michael Moore « Sicko » (2007) explique très bien le problème des assurés perdant leur couverture de soin.
  2. Le Congrès américain, ou parlement se compose de deux chambres aux pouvoirs égaux. Le sénat comporte deux sénateurs par état, soit cent sénateurs élus pour six ans, avec un renouvellement au tiers tous les deux ans (lors des mid terms et des présidentielles). Il s’agit de la chambre haute. La chambre des représentants ou chambre basse est constituée de 435 élus répartis selon des circonscriptions démographiques. Ils sont élus pour deux ans et la chambre est entièrement renouvelée tous à chaque élection (présidentielle et midterms). Pour qu’une loi passe, elle doit être votée à la majorité + 1 voix par chaque chambre (ce qui les rend parfaitement égales du point de vue législatif). En cas d’égalité au sénat, c’est le vice-président (nommé par le président de la République) qui tranche.
  3. We’ve got People, Ryan Grim, Strong Arm Press.

3 réactions au sujet de « La bataille pour l’assurance maladie universelle »

  1. “Toute innovation passe par 3 stades. D’abord elle est ridiculisée, ensuite elle est violemment combattue et finalement elle est considérée comme ayant toujours été évidente !”

  2. Bonjour,
    juste un détail : le prix d’une consultation chez un généraliste est passé à 25 euros le 1er mai 2017 en France.
    Merci pour votre travail d’analyse. Un vrai bonheur à lire.

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