March for our lives, modèle de mobilisation sociale ?
Le 24 mars 2018, entre 1.5 et 3 millions d’Américains sont descendus dans la rue pour exiger un contrôle accru des armes à feu. La marche pour nos vies (march for our lives) a rassemblé des centaines de milliers de citoyens de tout âge et affiliation. Les pancartes rivalisant d’ingéniosité furent brandies au fil de discours sublimant la détermination de la foule. Par bien des aspects, ce mouvement social quasi spontané fait figure de modèle. Sera-t-il victorieux ? Reportage en photo.
1) Allumer la mèche
Depuis notre arrivée aux États-Unis, nous avons vu défiler sur les chaînes d’information continue les images de cinq « tueries de masse ». L’attaque de San Bernardino (Californie, 14 morts, 21 blessés), celle du night-club Pulse d’Orlando (Floride, 50 morts, 53 blessés), le massacre du concert de musique country de Las Vegas (58 morts, 527 blessés), l’attaque de l’église de Sutherland Springs (Texas, 26 morts, 20 blessés), et désormais celle du lycée de Parkland (Floride, 17 morts, 17 blessés). Sans oublier l’attaque contre des membres du Sénat républicain au cours d’un match de baseball (2 blessés).
À ces tragédies médiatisées viennent s’ajouter les trois cent quarante et une autres tueries de masses (définies comme impliquant au moins quatre victimes) survenues en 2017.
Les innombrables « faits divers » qui passent les uns après les autres dans une relative indifférence parachèvent ce triste tableau : un instituteur qui tire par accident sur un élève, un gamin de primaire qui assassine volontairement sa camarade de classe, un avocat dépressif qui terrorise son voisinage avec son fusil d’assaut, un employé licencié qui se venge sur ses anciens collègues, une fusillade sur l’autoroute suite à un accrochage, une fille de trois ans qui tue sa mère par accident en manipulant son pistolet depuis le siège arrière de sa voiture, un père qui tue son fils au sein de leur club de tir en voulant nettoyer son arme…
Tous ces drames ont un dénominateur commun : ils sont le fait de citoyens américains ayant acheté des armes à feu légalement.
À chaque tragédie, on observe la même dynamique : les médias se jettent sur les images sensationnelles ; les politiques envoient leurs « pensées et prières » ; dès l’identité du tueur connue, les anti-guns exigent des lois pour limiter l’accès aux armes à feu ; les pro-guns s’offusquent de la politisation du drame ; les victimes crient leur indignation face au cynisme des pro-guns ; et, une fois l’émotion médiatique dissipée, les politiques retournent à leurs affaires sans proposer la moindre action législative, ou pire, bloquent celle des anti-armes à feu. Par exemple, le Congrès républicain a enterré une loi visant à interdire la vente d’armes aux personnes fichées « terroriste potentiel » (sic).
Mais cette fois-ci, avec la tragédie de Parkland, les lycéens semblent déterminés à ne pas laisser l’indignation s’estomper. Contrairement aux autres massacres récents, celui-là est advenu dans une poudrière, et a eu pour effet d’allumer la mèche de la contestation. En criant « assez ! », les lycéens de Parkland ont mis le feu à un large mouvement civique.
Le 24 mars constitue la plus grande mobilisation de rue de la jeunesse depuis les marches contre la guerre du Vietnam.
2) Imposer son propre calendrier
Si la contestation a pris autant d’ampleur, c’est avant tout parce qu’elle est portée par de jeunes gens particulièrement déterminés, dont le message d’une simplicité confondante résonne chez la jeunesse américaine et leurs parents.
Car aux États-Unis, chaque enfant scolarisé vit en permanence avec la peur d’un massacre à l’arme à feu. Régulièrement, les écoles conduisent des exercices types « alerte incendie », mais simulant une « alerte arme à feu » pour préparer les élèves à une attaque.
« On veut rester en vie, étudier sans avoir peur de se faire assassiner, on n’a rien à faire de vos “pensées et prières”, on demande des lois de bon sens pour mieux réguler les armes à feu »
Avec ce message simple, les rescapés du massacre ont mis les adultes en général et les politiciens en particulier devant leur responsabilité, dénonçant les parlementaires dont les campagnes sont financées par la NRA (le lobby des armes à feu) et démontant un à un les arguments des pro-armes pour ce qu’ils sont, « du bullshit » (conneries).
Après avoir été entendus et reçus par différentes institutions (la Maison Blanche, le Congrès, le Parlement de Floride), les lycéens ont posé deux dates :
- Le 14 mars, une marche de dix-sept minutes hors des murs des écoles pour honorer la mémoire des dix-sept victimes, suivie par un million de jeunes, en dépit de nombreuses interdictions dans les états conservateurs.
- Le 24 mars, la marche pour nos vies a réuni entre 1.5 et 3 millions de participants, ce qui en fait la troisième plus grande manifestation de l’histoire des États-Unis.
À peine terminée, les organisateurs ont fixé une nouvelle date, le 20 avril. Les parlementaires sont également priés d’organiser des débats dans leurs permanences le 7 avril. Une centaine d’évènements (sur 435 circonscriptions) sont déjà planifiés.
3) Une manifestation inclusive, le samedi
Contrairement aux syndicats français qui se contentent des manifestations en semaine, isolant de fait les grévistes du reste de la population, la « march for our lives » avait lieu un samedi. Le message se voulait le plus inclusif possible, et positif. Il ne s’agissait donc pas de manifester contre, ou d’exiger l’interdiction de la vente libre d’armes à feu, voire l’abrogation du second amendement qui autorise le port d’arme, mais simplement d’exprimer un oui pour des lois « bipartisanes » régulant la vente d’armes, en s’appuyant sur des propositions qui sont déjà soutenues par une majorité de l’opinion publique.
Parmi ces propositions, l’interdiction de la vente de fusils d’assaut, l’augmentation des moyens de contrôle des antécédents des acheteurs, l’interdiction des dispositifs mécaniques permettant de convertir les armes semi-automatiques en automatique, l’interdiction de ventes d’armes aux malades psychiatriques et aux personnes figurant sur les listes de terroristes potentiels…
La manifestation fut un succès historique, avec plus de cinq cent mille personnes à Washington, et huit cents autres marches à travers le pays, dont la moitié n’ont pas pu faire l’objet d’une estimation. À New York, la police parle de deux cent mille participants, à Houston, quinze mille.
4) À Houston, une marche émouvante
À neuf heures, les quinze mille participants rassemblés dans un petit parc du centre-ville ont écouté paisiblement une dizaine de discours de lycéens, professeurs et activistes, dont un nombre important de témoins ou victimes de violences impliquant des armes à feu. Les pancartes brocardées face à l’estrade improvisée et les applaudissements nourris entre chaque intervenant venaient rompre une assemblée particulièrement disciplinée.
Le point d’orgue fut atteint lorsque Sylvester Turner, maire démocrate de Houston, vint délivrer un discours puissant et émouvant, sa casquette vissée sur le crâne.
« C’est un moment historique pour notre ville, notre état et notre nation (…) le pouvoir ne réside pas dans la mairie, le Capitole ou la Maison Blanche, mais en chacun de vous (…) en tant qu’élus, nous sommes à votre service. Vous êtes l’employeur, nous sommes vos employés. Si vous estimez qu’on n’agit pas pour votre bien, vous avez le devoir de nous remplacer (…) cette semaine je viens de lancer une commission pour mettre fin aux violences par armes à feu à Houston (…) je ne veux pas marcher devant vous, mais à vos côtés. Nous avons le devoir, les adultes, de protéger les enfants, quels qu’ils soient, Américains ou Sans-papiers ! Je veux que vous vous inscriviez sur les listes électorales, que vous votiez, et si vous êtes trop jeunes, que vous convainquiez vos parents de voter en votre nom pour des représentants, démocrates ou républicains, qui soient prêts à faire ce qui est juste. »
À sa suite, la parlementaire de la 18e circonscription du Texas (nord de Houston) a pris la parole pour énergiser la foule et la convaincre de faire pression sur le Congrès pour qu’il adopte les réformes des armes à feu qu’elle propose depuis des années.
La foule s’est ensuite mise en marche vers le bureau de Ted Cruz, sénateur ultra-conservateur du Texas, où un dernier discours devait être prononcé sous sa fenêtre.
Malgré une sono défectueuse, on pouvait entendre la foule scander des « vote him out » (votez contre lui).
Derrière un cordon de policiers, deux activistes pro-armes stationnaient dans une attitude de défi, en arborant leurs armes à feu : le fameux fusil d’assaut AR-15 en bandoulière pour l’homme, et un calibre 12 semi-automatique à la ceinture pour sa jeune femme. Venus rappeler que la question des armes à feu divisait le pays, leur sourire et leur calme contrastaient avec les hourras et slogans d’une foule qui les ignorait flegmatiquement.
5) Une issue indéterminée
Pour un observateur extérieur, le problème de la vente libre des armes à feu aux États-Unis peut sembler déconcertant.
Chaque année, plus de trente mille Américains meurent sous les balles, un tiers par homicide et deux tiers par suicide. Les accidents involontaires représentent à eux seuls plus de cinq cents victimes annuelles, dix fois plus que la moyenne des pays développés. La police, elle, tue par balle plus de 1000 Américains, dont une écrasante majorité de Noirs et Hispaniques.
Ces chiffres fracassants sont à mettre en perspective avec les autres pays du monde, en particulier les nations dites « développées ». Et là, la corrélation doit nécessairement sauter aux yeux : les États-Unis est le seul pays à déplorer un grand nombre de décès par balle, car c’est le seul pays à en autoriser la vente libre.
Le problème des armes à feu n’est cependant pas une question pragmatique, mais passionnelle. Par intérêt capitaliste, le lobby des armes et les fabricants en ont fait un sujet identitaire. La toute puissante NRA arrose les hommes politiques républicains et finance des campagnes diffamatoires contre ceux qui refuseraient d’adopter ses points de vue les plus extrêmes. Outre l’argent, sa base militante et sa puissance de feu médiatique tétanisent les politiques, qui évitent de légiférer sur des points aussi évidents que l’interdiction d’armes pour les personnes suspectées de terrorisme ou atteintes de troubles mentaux.
Si le mouvement des lycéens de Parkland risque de se fracasser sur ce mur, il a déjà permis de nombreux changements législatifs à l’échelle locale, tout en enflammant le débat public. La mobilisation sur les réseaux sociaux et les appels au boycott ont contraint la présentatrice vedette de Fox New de prendre une semaine de congés forcés. Les candidats aux élections de mi-mandat qui ignorent ces requêtes se voient directement menacés d’une sanction électorale.
Conclusion
S’il est difficile de prédire jusqu’où ira le mouvement et quelles victoires il arrachera, ce qu’il a déjà accompli est à la fois enthousiasmant et riche en enseignement.
En imposant son propre calendrier, en innovant dans les formes de manifestation, en plaçant les élus face à leur responsabilité, en ouvrant la marche à tous les Américains et en choisissant de mobiliser le weekend, ce mouvement est déjà parvenu à se hisser parmi les plus larges rassemblements de l’histoire américaine. Avec une double constante : l’écrasante majorité de femmes et de jeunes, dans les cortèges et les prises de parole.
Les jeunes Françaises et Français sauront-ils, eux aussi, se mobiliser ensemble pour faire reculer leur gouvernement dans les semaines qui viennent, par-delà les clivages et intérêts particuliers ?
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3 réactions au sujet de « March for our lives, modèle de mobilisation sociale ? »
Bonjour,
Je découvre votre blog ce matin, via celui de Jean Gadrey, et j’y reviendrai.
Etant malgré tout un incorrigible optimiste, je me dis que décidément, depuis 75 ans, c’est toujours les USA qui mènent la danse et je ne serais pas surpris que ça soit encore le cas pour la sortie du néo-libéralisme.
Je crains, à contrario, qu’il n’y ai pas beaucoup d’espoir sur le court terme de ce coté ci de l’atlantique, il nous manque l’énergie et aussi un peu d’espoir, mais je peux me tromper.
A suivre,….
Cordialement,
Merci !
Le néolibéralisme reste culturellement très ancré dans les consciences américaines, bien que l’émergence de Bernie Sanders soit un évènement radical. Mais en France, avec les mouvements de grèves à venir, il y a vraiment quelque chose à jouer.
Décidément, l’herbe est toujours plus verte ailleurs.
Cdlt.