Faut-il avoir peur des USA ? (partie 1/4: une démocratie ?)

Faut-il avoir peur des USA ? (partie 1/4: une démocratie ?)

Le « rêve américain » tournerait-il au cauchemar ? Une chose est sûre, l’élection de Donald Trump fait l’effet d’un réveil brutal, de ceux qui forcent à regarder la réalité en face. Sous sa présidence, ce que l’Amérique compte de pire, comme de meilleur, apparait au grand jour.

Devant l’assemblée générale des Nations Unies, le milliardaire a livré un discours terrifiant dont la portée dépasse la simple considération philosophique. En menaçant d’éradication vingt-cinq millions de Nord-coréens, en enclenchant un processus de guerre contre l’Iran, en menaçant la souveraineté du Venezuela, en remettant en cause le traité de non-prolifération atomique et en refusant d’évoquer le principal sujet de préoccupation des participants, à savoir le réchauffement climatique, Donald Trump menace tout simplement la survie de l’humanité.

Pourtant, l’Amérique ne saurait se résumer à son chef d’État. Elle ne l’a pas attendu pour mettre en place les conditions de sa présidence, comme elle ne le suivra pas nécessairement très longtemps sur la voie dans laquelle il s’est engagé.

Alors, faut-il avoir peur des États-Unis ?

Nous tâcherons de proposer une réponse à cette problématique à travers une série de quatre articles détaillés. À chaque fois, nous nous efforcerons de présenter deux points de vue opposés avant de livrer notre propre conclusion.

Le premier article traitera de la question suivante : peut-on parler de démocratie aux États-Unis ?

Partie 1 : Peut-on parler de démocratie aux États-Unis?

Les élections législatives américaines de 2014 ont battu deux records a priori contradictoires : les sommes dépensées en frais de campagne et le taux d’abstention, respectivement 3,7 milliards de dollars et 65 % (1). De même, l’élection présidentielle de 2016, malgré une affiche particulièrement clivante, n’a mobilisé que 56 % des électeurs. Comment expliquer de tels décalages ?

Une étude de la prestigieuse université de Princeton fournit une piste. En comparant 1781 enquêtes d’opinions avec les politiques menées depuis trente ans, les auteurs concluent que les électeurs n’ont que très peu d’influence sur les lois votées par les différents gouvernements. Selon l’étude, ce sont les groupes industriels, les lobbies et les intérêts privés des « ultra riches » qui pilotent les grandes orientations politiques. En clair, les USA sont devenus une ploutocratie. (2)

Nous sommes donc face à un double constat : les Américains ne votent pas, et leurs élus ne défendent pas leurs intérêts. Ce cercle vicieux ne saurait s’expliquer uniquement par l’apparent lien de causalité. « un régime gouverné par l’argent et déserté par les électeurs peut-il être considéré comme démocratique ? » Réduire notre problématique à cette simple question rhétorique constituait une erreur. Comme nous allons le voir, les causes de l’abstention et du comportement des élus, comme la notion de démocratie sont plus riches et complexes.

1) Les institutions américaines sont-elles démocratiques ?

En termes de séparation des pouvoirs, la constitution américaine fait office de modèle. Les check and balances (contre-pouvoirs) sont forts et le fédéralisme décentralise de nombreuses décisions. La présidence de Donald Trump devrait, à ce titre, constituer l’ultime test de solidité des institutions, et si ce n’était la capacité du président de la République à déclencher le feu nucléaire de façon unilatérale, nous pourrions (presque) dormir sur nos deux oreilles. Cependant, le fonctionnement des institutions fournit une première piste pour expliquer les taux d’abstention record. Petit tour d’horizon :

L’exécutif américain est dirigé par le président, élu par un collège électoral constitué de « délégués ». Chaque état en fournit un certain nombre, proportionnellement à sa population, et tous les délégués de l’État votent unanimement pour le candidat ayant remporté la majorité relative des suffrages. En clair, si Donald Trump fait 45 % au Texas, Hillary Clinton 40 % et les petits candidats 15 %, alors Trump récupère l’ensemble des 27 délégués de l’État. Ainsi, la présidentielle est remportée par le candidat ayant obtenu la majorité des délégués, et non pas la majorité des suffrages nationaux, ni le plus grand nombre d’États.

Le législatif se compose de deux chambres aux pouvoirs égaux : le sénat et la chambre des représentants. Le Sénat compte cent sénateurs (deux par états) élus pour six ans. Il est renouvelé au tiers tous les deux ans.  La chambre des représentants, entièrement renouvelée tous les deux ans, rassemble 435 élus provenant d’autant de circonscriptions. Elles correspondent à des zones géographiques définies sur des bases démographiques, chaque élu représentant le même nombre de constituants.

Le pouvoir judiciaire est formé de magistrats dont une majeure partie est attachée à une juridiction et élue par leurs constituants, tandis que certaines fonctions sont nommées par l’exécutif, moyennant l’approbation de la majorité du pouvoir législatif concerné. En particulier, la Cour suprême de justice est formée de neuf juges nommés à vie par le président de la République, sous conditions d’approbation du sénat.

On voit ainsi que le principal déséquilibre provient du manque de représentativité des élus. Cinq présidents ont remporté la Maison Blanche en perdant le vote populaire (les deux derniers étant Georges W Bush et Donald Trump). Le poids des États ruraux est disproportionné, en particulier au sénat. La Californie et l’état de New York concentrent un cinquième de la population américaine et ne bénéficient que de quatre sénateurs, autant que le Wyoming et le Dakota du Nord dont le poids démographique est 60 fois plus faible. Or, les états côtiers votent majoritairement démocrate (Centre droit, socialement progressiste) alors que le Midwest et le Sud votent majoritairement républicain (droite dure, socialement conservatrice). Résultat, dans un pays majoritairement démocrate, le congrès et la maison blanche sont occupés par le parti républicain.

2) Les conditions de vote aux élections américaines — le gouvernement par le peuple ?

Les deux candidats à l’élection présidentielle de 2016 partageaient un trait commun, leur très large impopularité dans les enquêtes d’opinions. On tient là un premier problème qui résulte du bipartisme du système politique américain et de l’organisation des élections en un seul tour.

Du point de vue des électeurs, les deux principaux partis politiques suivent historiquement des lignes très proches : libéralisme économique et interventionnisme militaire. Il s’agit de choisir « le moins pire » plus souvent que « le meilleur ».

Du point de vue des politiques, il devient difficile d’exister en dehors des deux grands partis, et inversement, ces partis sont contraints de recourir au système des primaires pour contenir les candidatures dissidentes. Or la participation aux primaires reste faible et rassemble essentiellement des populations militantes, ce qui a tendance à privilégier les candidats polarisés et clivants. À titre d’exemple, la victoire de Donald Trump peut se résumer à quelques suffrages dans des états clés où vingt pour cents des électeurs républicains ont fait le déplacement, soit entre 8 et 12 % de l’électorat de l’état et 0,2 % de l’électorat américain.

La seconde cause du désenchantement politique découle du fameux système de « collège électoral ». L’éclatement de la présidentielle en 50 élections locales concentre l’enjeu du scrutin dans quelques états clés (les « swings states ») dont la population est essentiellement rurale et peu représentative de l’ensemble du pays (Ohio, Floride, Pennsylvanie). Cette atomisation du vote affecte négativement le taux de participation dans le reste des états, en particulier ceux qui sont largement favorables à l’un des deux partis. La corrélation est, de ce point de vue, spectaculaire. (3) Or, l’élection présidentielle a lieu le même jour que les législatives (pour 1/3 du sénat et l’ensemble de la chambre des représentants) et les élections locales, ce qui réduit par effet d’entraînement la participation au renouvellement du parlement.

Au manque de motivation objective s’ajoutent des conditions matérielles contraignantes. Les élections se tiennent toujours un mardi, pour des raisons folkloriques qui s’accordent mal aux réalités du monde moderne. Cela rend l’accès au bureau de vote difficile pour certaines couches de la population qui ne peuvent s’absenter de leur travail sans perdre une partie de leur salaire. Pour les plus défavorisés, la distance à parcourir jusqu’au bureau de vote peut constituer un obstacle supplémentaire, en particulier pour ceux qui ne disposent pas de voiture.

Ces restrictions matérielles et temporelles combinées à une certaine uniformité du spectre politique (du moins jusqu’à récemment) et un manque de représentativité des élus constituent autant de facteurs de découragement. Mais ceux qui sont néanmoins déterminés à voter risquent de faire face à un problème supplémentaire…

3) Les tentatives délibérées de restriction du droit de vote

On observe de plus en plus fréquemment une volonté délibérée d’empêcher les électeurs de voter. Cet effort vise en particulier les pauvres et les minorités ethniques, qui ont tendance à voter très largement pour le parti démocrate. (4) Sans surprise, ces initiatives sont largement conduites par les Républicains, en particulier dans les États du sud des États-Unis. En 2016, quatorze états gouvernés par le parti républicain avaient mis en place des lois entravant le droit de vote. (5)

Les méthodes utilisées varient : réduction du nombre de bureaux de vote dans les quartiers défavorisés, purge de listes électorales, mise en place de procédures compliquées pour s’inscrire sur les listes, obligation de justifier de deux pièces d’identité le jour du vote… Les immigrés possédant la nationalité américaine sans être nés aux USA doivent, dans certains états, produire des certificats de naissance qu’ils ont toutes les peines du monde à obtenir. Alors que les blancs et les classes aisées possèdent les documents nécessaires et sont inscrits de longue date, les plus défavorisés doivent faire face à des démarches administratives décourageantes et couteuses. Inversement, certains cantons ou états facilitent la participation en autorisant le vote anticipé, par courrier ou procuration.

Autre tour de force, de nombreux états du sud combinent une politique carcérale massive avec une loi privant à jamais les condamnés de leur droit civique. La « guerre contre la drogue » permet d’emprisonner à tour de bras des noirs et Hispaniques. Or, il est désormais de notoriété publique que certaines polices locales cachent elles-mêmes de la drogue chez les personnes qu’ils cherchent à inculper (sic). Six millions d’Américains et un homme noir sur 13 étaient ainsi privés du droit de vote en 2016. (6)

En 2017, plusieurs jugements ont reconnu des efforts délibérés à restreindre l’accès au vote des noirs et des Hispaniques « avec une précision chirurgicale » dans le cas de la Caroline du Nord. (7) La Cour suprême du Texas vient de rendre un jugement comparable concernant les conditions des élections de 2014 et 2016. On estime le nombre de victimes de ces politiques sur la dernière présidentielle entre 1 et 3 millions. Jusqu’à 200 000 personnes auraient été affectées dans le seul état du Wisconsin. (8) Les chiffres donnent le vertige, sachant que Donald Trump doit son élection à trois états du Midwest qu’il a remporté avec un total de 71 000 voix d’avance seulement.

Autre aspect, le gerrymandering, ou définition arbitraire des contours des circonscriptions permet aux élus locaux de choisir leurs électeurs sur critère démographique. Du fait du phénomène de communautarisme et des avancées du « big data », il est facile de redessiner les cartes des différents comtés.

Les zones à forte densité de population noire se retrouvent souvent réparties entre quatre juridictions à majorité blanche afin de diluer le vote des minorités et garantir une plus grande proportion d’élus conservateurs. Autre technique éprouvé : concentrer les électeurs hostiles dans une seule circonscription. Si le phénomène n’est pas à sens unique, les abus concernent majoritairement le parti républicain, pour la simple raison qu’il est plus sensible au vote ethnique et jouit d’une majorité d’élus dans les institutions responsables de ce découpage renouvelé tous les dix ans. Une procédure de justice devant la cour fédérale du Texas est en cours pour le district de San Antonio où le recours au gerrymandering a atteint des proportions délirantes, les cartes dessinant des fractales précises au HLM et club de golf près. (9). Le Wyoming et la Caroline du Nord sont également en procédure judiciaire pour avoir eu recours de façon trop évidente à cette technique. Au total, entre 15 et 30 sièges seraient ainsi artificiellement acquis aux conservateurs, sur un total de 218 nécessaires pour obtenir la majorité au parlement ! (10

Ces phénomènes vont en s’aggravant sous les efforts du parti républicain et de Donald Trump. Ce dernier a profité d’un mensonge divulgué par un site d’information d’extrême droite, qui supputait l’existence d’une fraude électorale massive, pour affirmer que 3 millions d’électeurs avaient voté deux fois pour Hillary Clinton, ce qui expliquerait l’écart de vote à l’échelle nationale en sa défaveur. On serait tenté d’éclater de rire devant la grossièreté de cette ficelle. Malheureusement, elle a permis à la Maison Blanche de lancer une commission d’enquête qui a abouti sur une demande officielle de collecte des données personnelles de soixante millions d’électeurs, majoritairement démocrates. Le risque de suppression d’une partie de ses citoyens des listes électorales a conduit de nombreux états à refuser de fournir les données, et déclenché des procédures judiciaires. (11)

Ainsi, nous pouvons retenir que le faible taux de participation observé remet en cause le concept de « gouvernement par le peuple ». Il s’explique très bien par une combinaison de facteurs institutionnels et une volonté explicite de la part de certains acteurs de décourager voire d’empêcher les électeurs de se rendre dans l’isoloir.

4) Le pouvoir de l’argent — le gouvernement pour le peuple ?

En 1976, la Cour suprême étend le principe de liberté d’expression aux entreprises privées. Celles-ci peuvent désormais financer directement les campagnes des hommes politiques, sans aucune limitation. Depuis 2010, elles ont également le droit de diffuser de leur propre initiative des spots publicitaires à visée électorale.

Les élections américaines de 2016 auront ainsi couté plus de 6,8 milliards de dollars, dont 2,6 milliards pour la présidentielle. Les donateurs ont dépensé plus de 4,3 milliards pour les législatives et élections locales se déroulant le même jour, soit cent vingt fois plus que le cycle électoral français de 2017. (12)

Une fois élus, les parlementaires américains doivent faire face aux pressions des lobbies. Plus que les sommes versées, c’est la menace de ne pas contribuer à la campagne de réélection, voire de financer un adversaire et de diffuser des publicités négatives qui permettent d’acheter les différents élus. En 2016, les Koch Brother et leur super pacs avaient versé près d’un milliard de dollars aux républicains, une grande partie de ses fonds alimentant les extrémistes du tea party. Pour bénéficier des largesses du principal consortium pétrolier non coté en bourse, les candidats devaient souscrire à la ligne climatosceptique des frères Koch, et soutenir leur projet de suppression de l’assurance maladie et de l’éducation publique. Les frères Koch vont jusqu’à offrir des financements aux candidats s’engageant à légiférer pour imposer des taxes sur les énergies renouvelables, afin d’empêcher l’émergence du solaire et de l’éolien. Ce pouvoir est si prégnant qu’il donne lieu à des situations délirantes. À un vote près, trente-deux millions d’Américains perdaient leur couverture santé tandis que dix mille d’entre eux allaient mourir par manque de soin chaque année, conséquence de l’abrogation d’Obamacare souhaitée par 49 sénateurs et 217 représentants parlementaires. Sur la question des armes à feu, 52 sénateurs ont voté contre la loi visant à interdire aux personnes suspectées de terrorisme d’acheter des armes, alors que 77 % des électeurs républicains approuvaient cette réforme. La raison ? La NRA (lobby des armes à feu) s’y opposait, et contribue aux financements des campagnes de ces sénateurs. (13)

Les politiciens ne sont pas les seules « cibles » des lobbies. On observe aux USA les mêmes pratiques qu’à Bruxelles et en France, mais dans des proportions bien plus élevées. Les think tanks financés par des intérêts privés produisent des études reprises par des « experts » payés par les mêmes lobbies pour intervenir sur les médias eux aussi privés afin d’influencer l’opinion publique. De même, le phénomène du pantouflage, qui consiste à promettre des postes de cadre supérieur rémunérés en centaines de milliers voire millions de dollars aux hauts fonctionnaires, atteint des sommets. Les agences de régulation sont garnies d’anciens et futurs cadres des industries qu’ils sont censés contrôler, l’exemple le plus criant étant fourni par Monsanto qui parvient à écrire lui-même les textes de lois auxquels il devra ensuite se soumettre. (14) Plus préoccupant peut-être, le ministre de l’économie actuel a été débauché de Goldman Sachs dans le but de déréguler la finance. Gageons qu’il retrouvera dans quelques années un siège de consultant en or au sein de la banque d’affaires.

La recherche universitaire, enfin, est largement financée par le privé. Les économistes produisent des études favorisant la rhétorique de l’industrie financière, les labos formulent des rapports payés par l’industrie chimique, et ainsi de suite. Les prétendues études contradictoires sur le réchauffement climatique, financées par ExxonMobil, nous en offrent un triste exemple. (15)

Dans ce domaine, le cas du Dakota Access pipeline marque le franchissement d’une nouvelle étape. À peine élu, Donald Trump signait un décret pour relancer la construction suspendue par Obama. Et lorsque la contestation se reporte dans la rue, les multinationales vont jusqu’à devancer l’État. Ainsi, pour permettre le passage du pipeline sur le site sacré de Standing Rock, une entreprise privée fut mobilisée afin de déloger les militants écologistes et amérindiens, via l’usage de milices armées. En parallèle, les médias locaux se trouvaient inondés d’éditoriaux dénonçant le caractère terroriste de l’action pacifique des militants. (16)

Ainsi, à tous les échelons décisionnels, les industriels et intérêts privés sont représentés et agissent. À l’inverse, les pauvres mères célibataires noires cumulant trois emplois n’ont pas les moyens ni les papiers pour aller voter. Ce genre de dérives devrait faire la une des médias, si tant est qu’ils fussent libres et indépendants…

5) Le pouvoir médiatique au service de la classe

Ultime contre-pouvoir, la presse doit permettre de porter un regard critique sur l’action politique et tenir informés les citoyens.

En France, les lois visant à règlementer le temps de parole ont été drastiquement rabotées par le gouvernement Hollande, au point de changer le résultat des dernières élections. (17) Aux USA, elles n’existent pas. Les médias sont libres de toute contrainte d’équité, mais très largement dépendants des financements privés. Le parti pris et les choix éditoriaux des grands groupes de presse sont largement dictés par l’argent (encore lui) à travers la recherche de l’audimat. CNN justifiait la diffusion des meetings de campagne de Donald Trump par les niveaux d’audiences que cela permettait de réaliser.

Les journalistes et éditorialistes influant gagnent des sommes mirobolantes, ce qui les conduit à évoluer dans un milieu de privilégiés. Ils défendent tout aussi bien leurs employeurs que l’intérêt de leurs  propre classe, tout en reproduisant le consensus dominant. Ainsi, sur 47 éditoriaux, un seul quotidien se prononçait contre le choix précipité de Donald Trump de bombarder une base de l’armée syrienne. Cette décision était pourtant illégale au regard du droit international et de la constitution américaine. (18)

Le rôle des médias mériterait un article à lui seul, mais on se contentera de noter que les dérives observées en France se retrouvent également aux États-Unis. Parmi les éléments les plus inquiétants, on mentionnera l’introduction des algorithmes anti « fake news » dans le moteur de recherche de Google. Ils provoquent un effet de censure qui frappe directement les sites internet progressistes et alternatifs, divisant par deux le trafic de ces espaces contestataires. (19)

Un exemple central illustre parfaitement notre problématique. Depuis la victoire de Donald Trump, la presse « d’opposition » (en particulier le New York Time, le Washington Post et les chaines CNN et MSNBC) mène une campagne médiatique anti-russe d’une rare intensité. Poutine est accusé d’avoir influencé les élections, une accusation quelque peu hypocrite compte tenu du rôle joué par les USA dans 81 élections de par le monde depuis 1949. Cela n’empêche pas journaux et JT de faire leur une sur les « manigances russes » quotidiennement et quelques soit l’actualité.

Si la presse « progressiste » avait dédié ne serait-ce que le dixième de cette énergie à fustiger le problème de suppression du vote et de gerrymandering, le climat politique américain s’en trouverait profondément transformé. Pourtant, au lieu de se préoccuper d’une véritable cause mesurable de la défaite d’Hillary Clinton, la presse entraine le pouvoir en pleine guerre froide. Cette hystérie a contraint Donald Trump à abandonner son projet de rapprochement diplomatique avec la Russie pour s’embarquer dans une nouvelle course à l’armement.

Ainsi, y compris à gauche du spectre médiatique, l’argent prend le pas sur la démocratie. Le maintien des ventes d’armes aux pays de l’OTAN et l’accroissement sans fin des budgets militaires imposent une ligne éditoriale militariste et interventionniste. (20)

 

6) La démocratie lutte et se débat

Dans ce contexte de règne absolu de l’argent, la démocratie se débat. En 2009, la mobilisation des milieux conservateurs avait opposé une résistance féroce à la réforme de l’assurance maladie « Obamacare ». Elle entraina la défaite cuisante des démocrates aux élections intermédiaires de 2010, qui couta au président sa majorité parlementaire. L’émergence du tea party et la radicalisation du parti républicain, encouragé par des intérêts financiers bien compris, ne fut possible que grâce à la mobilisation de l’électorat conservateur dans des élections clés.

Beaucoup plus proche de nous, l’opposition populaire à Donald Trump bat des records historiques de mobilisation. Outre les manifestations, l’activisme politique qui repose sur l’exercice de pressions continues sur les parlementaires porte ses fruits. À chaque retour en circonscription, les permanences sont envahies de militants en colère. Les bureaux des sénateurs croulent sous les appels téléphoniques et les boites aux lettres (physiques et électroniques) débordent de courrier. Résultat, après six efforts consécutifs, la réforme de la santé visant à remplacer « Obamacare » vient d’échouer de nouveau, en dépit d’une majorité absolue dans les deux chambres du Congrès. De même, les centaines de milliers de personnes venues bloquer les aéroports ont contraint la justice à invalider dans l’heure le décret anti-musulman de Donald Trump. Sur la loi anti « dreamers », il est également poussé au compromis.

Paradoxalement, la faible participation aux élections (en particulier lors des législatives de mi-mandat) rend les politiciens vulnérables aux mobilisations soudaines des électeurs-militants.

Photo: Democracynow.org

De la même façon, la résistance locale aux décisions centrales est rendue possible par la pression électorale sur les élus locaux combinée à une structure décentralisée du pouvoir. Ainsi, de nombreuses villes se sont déclarées « sanctuaires » et s’opposent matériellement aux déportations d’immigrants. La Californie vient d’adopter un texte de loi en réponse à la répression fédérale, pour flatter l’électorat progressiste et défendre l’intérêt de fermiers friands de main-d’œuvre bon marché en provenance du Mexique. Sur un autre plan, on ne compte plus les villes et états qui accélèrent la transition énergétique en réponse à la décision de retirer les USA de l’accord sur le climat.

Contrairement à ce que l’on observe en France, les contre-pouvoirs fonctionnent. Les cours de justice ont invalidé le décret anti-musulman, une enquête indépendante resserre progressivement son étau sur Donald Trump concernant ses collusions supposées avec la Russie. Quant au Congrès, il patine pour faire passer les lois les plus controversées.

Le président de la République doit rendre des comptes en permanence. La nomination des ministres est sujette à l’approbation du Congrès, qui auditionne sous serment les candidats. La Maison Blanche tient quotidiennement des conférences de presse et le président lui-même se soumet à cet exercice à intervalles très réguliers. Seule sa capacité à déclencher le feu nucléaire et éradiquer l’espèce humaine n’est, ironiquement, pas sujette à une forme de contre-pouvoir. Un motif d’inquiétude sur lequel nous reviendrons dans un prochain article.

Le Congrès dispose d’un pouvoir réel. Il a récemment imposé à Donald Trump l’application de sanctions supplémentaires contre la Russie. Les auditions qu’il conduit, parfois sous pression des organisations citoyennes, se tiennent en public. Or le mensonge sous serment est un crime passible de prison, ce qui permet d’éviter des scènes hallucinantes que l’on observe en France, comme le mensonge pur et simple proféré par le représentant du lobby agroalimentaire en commission parlementaire, ou le refus de réponse du PDG du leader français de la filiale bovine, dans un mépris et un aplomb digne d’une scène du « parrain ».

La démocratie s’exerce donc encore aux États-Unis, mais son cadre prédéfini et la limite de son champ d’action, qui tend à s’arrêter là où les intérêts financiers commencent, rend les USA non démocratiques par bien des aspects. Donald Trump avait promis de mener une politique de détente avec la Russie et de désengagement militaire au Moyen-Orient, de réduire le rôle de l’OTAN et de mettre un terme aux accords de libre-échange. Sur ses sujets, il a rapidement été contraint de changer d’avis. L’OTAN qu’il qualifiait d’obsolète a été renforcée et des troupes supplémentaires sont envoyées en Afghanistan. L’Iran se trouve désormais dans le collimateur de la Maison Blanche, tandis qu’une nouvelle guerre froide fait rage face à la Russie. Comment ne pas y voir l’action d’un système antidémocratique qui va jusqu’à contraindre l’action du président ? (21)

Ainsi, malgré des contre-pouvoirs équilibrés et un activisme politique en pleine résurrection, on constate jour après jour l’action d’une véritable ploutocratie au service des corporations, multinationales et intérêts financiers. À ce titre, la présentation du projet de budget du parti républicain et la réforme de l’impôt souhaité par Donald Trump feraient passer une république bananière pour un modèle de social-démocratie. (22)

Conclusion

Peut-on parler de démocratie aux États-Unis ? Non. Dans les grandes lignes comme à l’échelle locale, les décisions sont prises par et pour les intérêts financiers, et non pas par et pour le peuple, qui se trouve de plus en plus fréquemment éloigné des urnes de force, lorsqu’il n’est pas découragé de voter par le fonctionnement des institutions et l’action politique elle-même.

Alors que les sommes dépensées par les entreprises privées pour influencer les élections battent tous les records, le taux de participation recule. Les lois votées accroissent le pouvoir des lobbies, arrangent les élections en découpant de façon arbitraire les circonscriptions et restreignent l’accès des pauvres et gens de couleurs aux bureaux de vote.

La ploutocratie en place profite du ressentiment raciste et nationaliste pour encadrer le débat public à grand renfort de matraquage médiatique. Les voix contestataires sont réprimées par des lois liberticides comme le patriot act lorsqu’elles ne sont pas étouffées par les algorithmes et la chasse hystérique au « fake news ». Ce système antidémocratique parvient à encadrer la politique d’un perturbateur comme Donald Trump, au point de le forcer à un virage à 180 degrés sur le libre-échange et la politique étrangère.

Mais toute action entraine une réaction. L’élection de Donald Trump et l’application du programme du parti républicain, si clairement opposé à l’intérêt général qu’il en deviendrait parfois criminel, n’échappe pas à la règle. L’activisme politique, les initiatives locales et les mouvements de résistance autonomes se multiplient, ce qui témoigne malgré tout de la vitalité de l’idéal démocratique au sein de la société américaine.

Cela sera-t-il suffisant pour rétablir un semblant de démocratie et infléchir la trajectoire destructrice prise par l’État américain au sens large, que ce soit en matière de dérèglement climatique ou de déstabilisation géopolitique ? Rien n’est moins certain.

***

Cet article fait partie d’une série de quatre articles centrés autour de la problématique suivante : « Faut-il avoir peur des États-Unis ».

Seconde partie: Les USA, pays de la liberté ? (politique intérieure des USA)

Troisième partie : De l’impérialisme américain (la politique étrangère des USA)

Sources et références:

  1. Wikipedia : 35% de taux de participation et 3.7 milliards de dollars dépensés en frais de campagne
  2. L’étude de Princeton est disponible ici 
  3. Cet article du service public américain, NPR,  reprend la corrélation entre swing states et taux de participation tout en proposant quelques nuances et perspectives
  4. Libération : http://www.liberation.fr/debats/2016/11/13/etats-unis-la-democratie-minee-par-la-discrimination_1528105
  5. L’hebdomadaire The Nation explique pourquoi l’élection de 2016 fut la première élection où le droit de vote ne fut pas respecté d’un point de vue constitutionnel, dans 14 états ayant violé le « voting act » de 1965 
  6. Lire cet article du Guardian : https://www.theguardian.com/us-news/2017/sep/13/america-history-voter-suppression-donald-trump-election-fraud
  7. North Carolina: http://www.pbs.org/wgbh/frontline/article/court-north-carolina-voter-id-law-targeted-black-voters/
  8. Winsconsin : https://www.thenation.com/article/wisconsins-voter-id-law-suppressed-200000-votes-trump-won-by-23000/
  9. Pour se rendre compte de l’étendue du problème, il suffit de regarder les cartes électorales du Texas publiés par le Houston Chronicles 
  10. Gerrymandering : lire en francais ce billet de blog pédagogique et bien sourcé, et en anglais ce résumé efficace de Vox 
  11. Sur le voter suppression de Trump, lire dans Truthdig.com 
  12. https://www.cbsnews.com/news/election-2016s-price-tag-6-8-billion/
  13. Jimmy Kimmel on gun controls: https://www.youtube.com/watch?v=ruYeBXudsds
  14. Le documentaire “Food inc.” détail le mécanisme de lobbying et de pantouflage avec brio.
  15. ExxonMobil avait publié des études démontrant les effets du réchauffement climatique dans les années 70, avant de financer des études contradictoires dans les années 90 et 2000. Lire par exemple ici.
  16. Standing rock : le privé prend la place du public pour réprimer la contestation, traduction de Lundi am ici. 
  17. Notre article Et maintenant reprend les détails de cette analyse
  18. Lire à ce titre l’article édifiant du Monde Diplomatique, « Donald Trump et l’Etat profond »
  19. Lire l’article du grand soir sur l’impact des algorythmes de google et l’editorial de Chris hedges « silencing dissent »
  20. Lire Le monde diplomatique : « Donald Trump dépassé par le parti anti russe »
  21. The nation : le plan des républicains pour détrousser l’amérique : des baisses d’impots pour les riches au dépend de l’investissement public
  22. Idem : Lire Le monde diplomatique : « Donald Trump dépassé par le parti anti russe »

6 réactions au sujet de « Faut-il avoir peur des USA ? (partie 1/4: une démocratie ?) »

  1. Bonjour,
    Donald Trump aux Etats-Unis et Emmanuel Macron en France. Les deux élections donne le sentiment que quelque chose est pourri dans le monde démocratique.
    Ces deux hommes incarnent un tel dévoiement de l’exercice du pouvoir que l’on peine à imaginer ce que pourrait être/faire leurs successeurs.

  2. Cet article est excellent.
    Bravo et merci.

    Et puis ?
    Que faire ?

    Le commentaire précédent me dérange et démontre l’impossibilité de dire les choses convenablement :
    « quelque chose est pourri dans le monde démocratique »
    Comment exprimer la contradiction suivante : Le monde démocratique n’est pas démocratique ? Le poids de la propagande est si fort que l’expression peut être dite ainsi !
    Disons en synthèse :
    nos sociétés occidentales NE SONT PAS démocratiques.

    Il faut le dire clairement et en tirer des actions individuelles et collectives.
    Dire est indispensable, ne pas se contredire dans les termes parait la base de la transmission réussie de la pensée malgré les limitations du langage.

    Parlons ensuite d’une notion abstraite mais ‘appréciable’ : les forces sociales c’est à dire du champ des forces qui font société.

    J’entends par force sociale comme étant à la fois l’entité de pouvoir mesurée à un instant donné et la perspective de l’ensemble des forces, i.e. le champ des forces dont la composition (la sommation) fait évoluer la société (au sens des rapports entre individus et autres entités pertinentes).
    C’est cette prise en compte qui permet de rendre compte au sens de comprendre et de prédire et ou de choisir le futur.

    Donc sachons décrire au mieux le réel à l’aune d’une abstraction pertinente afin de choisir ce que nous souhaitons ou pensons optimum.

    Ces truismes me dépriment.

    1. Bonjour,
      Désolé de vous avoir sapé le moral avec mon pauvre commentaire. Disons que je fais ce que je peux. Et que j’ai tendance à tellement arrondir les angles de ma pensée qu’elle arriverait à passer n’importe où.

      1. @Emmanuel, @ Vert-de-taire

        Bonjour et merci pour l’echange. A titre personnel il vient illustrer une question qui me torture souvent l’esprit, comment faire passer un message. Mes articles sont souvent jugés (en privé si ce n’est dans les commentaires) comme trop « militant », trop « parti pris ». Or si je revendique un parti pris, une opinion, j’essaye de convaincre et de faire passer un message. D’où mon effort de sourcer mes affirmations, de construire des arguments quite à sacrifier la qualité de la prose.

        Néamoins, affirmer des vértiés comme « nos sociétés ne sont pas démocratiques » présente le risque de braquer des interlocuteurs qui deviennent ensuite imperméable aux arguments.
        De ce point de vue les commentaires sont utiles pour appuyer les idées.

        L’autre question qui me taraude concerne l’absence de réactions des « forces sociales » face à une telle situation. Il me semble que c’est une combinaison de défaitisme de la part des acteurs qui sont en prise avec la réalité, et de manque d’information de la part des autres, qui ne réalisent pas la gravité de la situation.

        Ce qui rejoint mon premier point, comment faire en sorte qu’un nombre croissant de citoyens prennent conscience des enjeux politiques que nous décrivons ici ?

  3. Bertolt Brecht a écrit ceci :
    Le pire des analphabètes, c’est l’analphabète politique. Il n’écoute pas, ne parle pas, ne participe pas aux événements politiques. Il ne sait pas que le coût de la vie, le prix de haricots et du poisson, le prix de la farine, le loyer, le prix des souliers et des médicaments dépendent des décisions politiques. L’analphabète politique est si bête qu’il s’enorgueillit et gonfle la poitrine pour dire qu’il déteste la politique. Il ne sait pas, l’imbécile, que c’est son ignorance politique qui produit la prostituée, l’enfant de la rue, le voleur, le pire de tous les bandits et surtout le politicien malhonnête, menteur et corrompu, qui lèche les pieds des entreprises nationales et multinationales. »
    Il me semble que dans notre société de consommation
    tout concourt à faire de l’individu l’analphabète politique dont parle le dramaturge. A commencer par les médias. Cela ne me rend guère optimiste…

  4. Avant de lire l’article, parce que je suis fatigué et qu’ici il est passé une heure du matin, je te répondrai ceci : Oui, j’ai peur de l’Amérique, parce qu’elle représente, pour moi, le pire de l’humanité. On a vu son ingérence nuisible dans tous les pays du monde, et jamais l’ombre d’un remord, au contraire, plus le temps passe et plus l’Amérique ressemble au monstre qui est son reflet dans le regard des citoyens du monde qui la regarde. Le rêve américain est un cauchemar américain. C’est le seul pays avec Israël où je refuse d’aller. L’idéal, ce serait que Trump construise un mur autour de l’Amérique (sans oublier le plafond) pour que personne ne puisse y entrer, mais que surtout personne ne puisse en sortir pour emmerder le reste du monde. En fait l’Amérique est le seul pays qui a déjà connu la « fin du monde ». Qu’il repose en paix dans son sarcophage de béton (style Tchernobyl). Bon, je lirai ton article demain.

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