Faut-il soutenir  le référendum sur la privatisation d’Aéroports de Paris ?

Faut-il soutenir  le référendum sur la privatisation d’Aéroports de Paris ?

Pour la première fois de notre Histoire, nous avons l’opportunité de déclencher un référendum national, simplement en signant une pétition en ligne. Le sujet porte sur la vente d’Aéroports de Paris (ADP), un groupe public qui gère 24 aéroports, 300 millions de passagers annuels et possède 8000 hectares de fonciers en Île-de-France, soit l’équivalent de la surface de Paris intra-muros. 

Si la pétition échoue, la vente sera actée sans débat public ni possibilité de marche arrière. L’enjeu dépasse largement les usagers des aéroports parisiens, il touche au contrôle des frontières, à la lutte contre le réchauffement climatique, aux impôts des ménages, à l’avenir des services publics et de la compagnie Air France, et surtout, de notre démocratie. 

À travers cet article, nous allons répondre à deux problématiques : comment fonctionne le RIP (Référendum d’initiative partagé), et faut-il privatiser le groupe ADP. 

Partie 1 : RIP, vers le premier référendum d’initiative citoyenne de notre Histoire ? 

En France, seul le chef de l’État peut déclencher un référendum. Cet outil a été sollicité à dix reprises sous la cinquième république. Le dernier exemple en date portait sur le fameux traité constitutionnel européen de 2005

Dans de nombreux pays, les citoyens peuvent solliciter des référendums par eux-mêmes, à condition de remplir certaines conditions. Les votations suisses et les référendums fédéraux américains constituent de parfaits exemples.

Mais depuis 2015, la loi française offre la possibilité d’imposer un référendum par voie parlementaire, appelé « référendum d’initiative partagé » (RIP). Jusqu’à présent, aucune initiative de ce genre n’avait vu le jour, pour une raison simple : elle nécessite le vote d’un cinquième des parlementaires (Assemblée nationale et Sénat) et la validation du Conseil constitutionnel. 

Une fois l’initiative confirmée, une pétition est mise en place pour permettre aux citoyens de soutenir l’organisation du référendum. Il faut recueillir les signatures de 10 % du corps électoral, soit la bagatelle de 4,7 millions de soutiens, en l’espace de neuf mois. Un seuil bien plus élevé que ce que l’on observe dans d’autres démocraties, qui semble avoir été conçu pour décourager toute initiative. 

Pourtant, l’ensemble des partis politiques français (à l’exception d’En Marche) s’est mobilisé contre la privatisation d’ADP et a décidé de déclencher un RIP par voie parlementaire, afin de s’y opposer. [1

Le Conseil constitutionnel ayant validé la procédure, les Français ont désormais le pouvoir de déclencher un référendum pour la première fois de leur histoire. 

Des gilets jaunes demandent un RIC (référendum d’initiative citoyenne) devant des blindés disposés à Paris – photo Flickr Olivier Ortelpa

Le référendum pourrait très bien aller dans le sens du gouvernement (en faveur de la privatisation), mais là n’est pas l’essentiel. S’il avait lieu, il permettrait d’organiser un vaste débat sur le rôle de l’État vis-à-vis des services publics et des secteurs stratégiques. Il ajouterait un moment de démocratie dans la vie politique du pays, hors des traditionnelles joutes électorales, sur un sujet transpartisan qui dépasse les clivages habituels et touche à notre quotidien, notre avenir et la gestion de nos impôts.  

Que l’on soit pour ou contre la privatisation, usager de l’avion ou non, avec ou sans avis, pro ou anti Emmanuel Macron, apporter son soutien à l’organisation du référendum en signant la pétition devrait couler de source. Cela permettrait de raviver notre démocratie et d’ouvrir des possibilités futures en matière de participation citoyenne. 

À l’inverse, l’échec de la pétition risque d’établir un dangereux précédent qui découragera les futures initiatives.  

La suite de cet article va s’efforcer d’expliquer l’enjeu de la privatisation, avant de revenir à la question du référendum et de ses modalités pratiques.  

Partie 2 : Faut-il privatiser Aéroports de Paris (et à quel prix ?)

Le groupe ADP est numéro 1 mondial de la gestion aéroportuaire, avec 281 millions de passagers annuels (en hausse de 8 % par an) répartis sur 24 aéroports dans 13 pays. Le gros du trafic (et du chiffre d’affaires) provient des aéroports parisiens (Roissy Charles de Gaulle, Paris-Orly et Le Bourget cumulent 105 millions de passagers), auxquels s’ajoutent les participations minoritaires dans les aéroports franciliens, de Turquie et du Moyen-Orient. L’entreprise est particulièrement rentable, avec un chiffre d’affaires de 4,5 milliards d’euros en 2018 (en hausse de 20 %) et un bénéfice net d’impôt de 650 millions (en hausse de 18 %). Les deux tiers du chiffre d’affaires proviennent des taxes d’aéroports payés par les usagers et compagnies aériennes, et le tiers restant vient des recettes commerciales (loyers des boutiques, places de parking, redevances des hôtels) et autres opérations financières. [2]

Mais ADP ne se résume pas à la gestion aéroportuaire, c’est aussi :

  • La première société foncière parisienne, propriétaire de 8000 hectares en Île-de-France (l’équivalent de la surface de la ville de Paris). Soit 12 000 terrains de foot, essentiellement constructibles. [3]
  • Plus de 4 milliards d’euros d’actifs immobiliers (hôtels, commerces, restaurant, entrepôts, terminaux, infrastructures aéroportuaires), sans compter le foncier mentionné plus haut.
  • La première frontière du pays, avec 80 millions d’entrée et sortie du territoire par an et plus de 2,5 millions de tonnes de fret rien que pour Roissy-CDG (second aéroport d’Europe)
  • Une société en pleine croissance (+22 % de bénéfice net au premier semestre 2019, +20 % en 2018) en situation de monopole (ou rente perpétuelle) qui devrait continuer de voir ses bénéfices flamber dans les prochaines décennies (selon son PDG).
  • Le hub stratégique d’Air France, dont dépend la survie de la compagnie et ses 45 000 emplois.

Le groupe ADP est coté à la bourse de Paris. Avec 50,6 %, l’État est l’actionnaire majoritaire. Le reste du capital est réparti entre une multitude d’actionnaires, dont les principaux sont Vinci (8 %) et Schiphol Group (8 %), la société de gestion de l’aéroport d’Amsterdam détenue par l’État néerlandais. [4]  

Bien que ce soit le terme initialement choisi par le gouvernement pour qualifier le projet de vente d’ADP, parler de « privatisation » peut sembler abusif, puisque le groupe est déjà en partie privatisé. Mais comme l’État est encore majoritaire, il peut imposer d’autres priorités stratégiques que la simple croissance des bénéfices où l’augmentation de la rentabilité. S’il devient minoritaire, il perdra sa capacité de contrôle. Or dans le projet de loi, c’est l’ensemble des parts de l’État qui est mis en vente. [5]

Avant de se poser la question de la pertinence de cette privatisation, effectuons un petit rappel théorique.

Avantages et inconvénients des privatisations

Toutes les privatisations ne sont pas « mauvaises ». Celle de Renault (1990) a accouché du premier constructeur automobile mondial. Inversement, celle du rail britannique fut un désastre complet, selon le Financial Time. [6]

Normalement, l’État privatise une entreprise pour réaliser un bénéfice financier, ou pour forcer l’entreprise à gagner en efficacité, ce qui doit lui permettre in fine d’offrir des produits et services de meilleure qualité/prix pour le consommateur.

Mais pour que cet objectif soit atteint, il est indispensable que l’entreprise soit mise en concurrence. Si elle se trouve en situation de monopole, les gains d’efficacité potentielle seront redistribués sous la forme de rente aux actionnaires. 

Pour être efficace, la concurrence doit, selon la théorie économique classique, remplir un nombre important de conditions, parmi lesquelles un grand nombre d’acteurs (au moins 50), des produits identiques et une absence de barrière à l’entrée d’un nouveau concurrent sur le marché. On comprend immédiatement que dans le cas d’un aéroport, ces conditions sont impossibles à remplir : non seulement les aéroports concurrents sont généralement situés à plusieurs centaines de kilomètres de distance et en faible nombre, mais surtout, il est très difficile pour un nouvel aéroport de faire son entrée sur le marché, les coûts de construction étant prohibitifs (sans parler des autorisations et contraintes géographiques). 

Même dans les cas les plus « idéaux » et les marchés les plus concurrentiels (constructeurs de voitures, marques de vêtements…) la théorie économique ne parvient pas à démontrer l’efficacité de la concurrence. 

On pourra citer Joseph Stiglitz, prix Nobel 2001 pour sa démonstration de l’inefficacité des marchés, tout comme la célèbre théorie des jeux de John Nash (Nobel 1995) qui démontrent que la compétition nivelle vers le bas et non le haut, ou encore les travaux de Debreu et Arrow (Nobel 1976), ou Allais (Nobel 1988), qui réfutent expérimentalement les hypothèses de base des modèles concurrentiels. Sans oublier Lloyd Shapley (Nobel 2012) qui a démontré que même si une concurrence pure et parfaite existait, elle ne parviendrait pas à garantir une baisse des prix ni ne serait efficace. [7]

En pratique, les grands industriels savent que les économies d’échelles font beaucoup plus que la concurrence pour baisser les prix. 

Ainsi, la théorie économique parle de monopoles naturels pour décrire les industries à très fortes économies d’échelles où la concurrence et les privatisations ne fonctionnent pas. Ils doivent nécessairement être publics, afin d’éviter une situation de rente privée.

Les activités de réseaux (rail, électricité, autoroutes, gaz, poste) constituent de parfaits exemples de monopoles naturels. Il serait particulièrement inefficace de construire dix lignes de rails TGV en parallèle pour relier Paris et Marseille, tout comme il serait malheureux d’avoir cinq armées de terre concurrentes.

En pratique, nous disposons d’une multitude d’exemples de privatisation de monopoles naturels qui ont conduit à une hausse des prix, une baisse de la qualité des services et un affaiblissement de l’entreprise privatisée. 

Au Texas, l’électricité est moins chère à San Antonio et Austin (gestion publique) qu’à Houston et Dallas, où une cinquantaine de compagnies se disputent un marché dérégulé. [8] En France, on assiste à une hausse des tarifs d’électricité de 5,9 % sur un an, dont le but avoué est de permettre la survie des concurrents d’EDF qui font face à des coûts plus élevés, alors qu’EDF sera bientôt à son tour privatisé (à l’exception de la partie non rentable et sensible : le nucléaire). [9] Depuis l’ouverture à la concurrence, le prix de l’électricité a augmenté de 50 % en dix ans.  

Même schéma sur le gaz : une hausse des prix de 16 % en 2018, et le démantèlement d’Engie (ex-GDF), dont la branche la plus rentable vient d’être vendue à un fonds d’investissement chinois. [10]

Le cas de La Poste est également exemplaire : une hausse des prix de 40 % depuis 2011, et la tarification à l’acte de ce que les facteurs faisaient jadis de bon cœur. Le service «veiller sur mes parents » qui permet de garantir un passage du facteur coûte 19,90 euros/mois, pour un contact par semaine (et 139 euros/mois pour un sourire quotidien).

La vague de suicides qui a frappé les employés de La Poste nous rappelle celle qui avait traversé France Télécom. Cette autre privatisation avait engendré une hausse spectaculaire des prix sur fond d’entente avec SFR et Bouygues.

Mais le cas le plus emblématique reste celui des autoroutes françaises. Un rapport de la Cour des comptes vient d’établir un bilan alarmant, dénonçant une hausse inexpliquée des tarifs et une baisse inacceptable de la qualité des services et de l’entretien des routes. À tel point qu’une bataille juridique vient de débuter pour faire annuler la concession. [11]

Face à ce tableau accablant, il existe de nombreux exemples de privatisations que l’on peut qualifier de « réussies » : Saint-Gobain (1986), BNP Paribas (1987), Société Générale (1987), TF1 (1987), Renault (1990), Elf & Total (1993), Sanofi (1996), Thales/EADS (2000), Air France (2004).

Les privatisations ne sont donc pas nécessairement « mauvaises » du point de vue de l’État (c’est à dire du citoyen), tout dépend du secteur concerné et du prix de vente. Qu’en est-il des aéroports ?

Le bilan négatif des privatisations d’aéroports à travers le monde 

Plus de 85 % des aéroports du globe sont publics. Il existe très peu d’exemples de privatisation, car la plupart des pays refusent de vendre ces actifs stratégiques à moins d’y être contraints (cas de la Grèce) où lorsqu’il s’agit de petits aéroports régionaux en situation de concurrence avec d’autres options de transport.

Aux États-Unis, le président de l’ACI-NA (Association des aéroports de l’Amérique du Nord) entre 2003 et 2013 explique que, contrairement à ce qu’il pensait en acceptant ce poste, la privatisation des aéroports aux USA est impossible à réaliser, pour une série de raisons qu’il détaille dans la presse spécialisée :

  • Les compagnies aériennes et associations de consommateurs s’opposent à ces privatisations du fait du caractère monopolistique des aéroports
  • La gestion publique des aéroports produit d’excellents résultats en termes de coûts et de qualité (de l’avis des consommateurs et des compagnies aériennes)
  • Les pouvoirs locaux n’ont pas intérêt à vendre du point de vue financier et stratégique
  • Aucun acteur privé n’a intérêt à acheter un aéroport au prix du marché

En clair, le prix d’achat d’un aéroport est bien trop élevé, car les aéroports rapportent énormément d’argent aux pouvoirs publics, du fait de leur situation de monopole. [12]

Qu’en est-il au-delà de l’Amérique du Nord ? L’IATA (lobby qui représente les intérêts de 290 compagnies aériennes) a produit une étude sur les effets de la privatisation. Bien que son biais idéologique en faveur du libéralisme économique et ses contraintes politiques l’empêchent de parler crument, la lecture du rapport est sans appel : la privatisation des aéroports produit des effets négatifs et est fortement déconseillée, sauf à l’encadrer de régulations très strictes et contraignantes. « Le résultat des privatisations est jusqu’à présent souvent décevant et souffre du manque de régulations et mesures contraignantes. Il est essentiel de comprendre les risques qui peuvent se manifester lors d’une privatisation d’aéroports pour déterminer le cadre de régulation approprié ». [13]

L’ancien ministre de l’Économie Arnaud Montebourg rejoint la position de l’IATA : pour lui, la privatisation d’ADP fait peser un très gros risque sur Air France (dont l’État détient encore 14 % du capital). Car la vente d’ADP va inciter à la hausse des taxes d’aéroports, qui sont répercutées sur le prix des billets. Or les aéroports parisiens constituent le hub stratégique d’Air France. La compagnie souffrant déjà de la concurrence déloyale des compagnies du Golf, une hausse des tarifs d’ADP risquerait de la couler.

Ainsi, en 2017, Jean-Marc Janaillac, alors PDG d’Air France-KLM et pourtant connu pour son intransigeance face aux syndicats, exprimait son hostilité au projet : « En théorie économique, la privatisation des aéroports qui constituent des monopoles naturels n’a rien d’une évidence. Dans la plupart des grands États aéronautiques, et notamment aux États-Unis, le choix a été fait de conserver les aéroports sous contrôle public en raison de leur caractéristique d’infrastructure d’intérêt général au service de l’aménagement du territoire » [14].

Il est rejoint par les principaux syndicats de pilotes, opposés au projet, et par le président de l’association des représentants des compagnies aériennes en France (Board of Airline Representative) qui déclarait récemment dans un article de la presse spécialisée « Il est clair que les investisseurs vont vouloir rentabiliser leurs investissements, et donc, qui en fera les frais? Les compagnies et les clients» 

Image : wikipedia commons

L’autre risque (souligné par l’IATA) est qu’ADP soit acheté ou revendu à un groupe étranger qui refuse d’investir et se contente de siphonner la trésorerie, comme ce fut le cas avec la vente de l’Aéroport de Toulouse à un fonds spéculatif chinois, vente organisée par Emmanuel Macron du temps où il était ministre de l’Économie (nous y reviendrons).

Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il ne faut pas privatiser ADP !  Tout dépend des conditions de vente : à quel prix et sous quelles réglementations.

Aéroport de Paris : monopole ou situation de concurrence ?

La constitution française interdit de vendre un service public en situation de monopole. Lors de l’examen du projet de loi, cette question a logiquement provoqué de vifs débats. ADP constitue-il un monopole ?

  • Non, selon le gouvernement, car les aéroports de Paris sont en concurrence avec ceux de Londres, d’Allemagne, d’Italie et des autres pays d’Europe.
  • Oui, selon l’ensemble des partis d’opposition (de droite comme de gauche), qui expliquent que les Parisiens n’ont pas le choix, et que les touristes ne sélectionnent pas leur destination de vacances en fonction du rapport qualité/prix de l’aéroport, mais en fonction de l’attractivité touristique de la destination, du prix global du billet et de la durée du trajet. De nombreux juristes se rangent de ce côté-là, en particulier le constitutionnaliste Paul Cassia, auteur d’un long argumentaire sur le sujet. [15]

La Cour des comptes avait estimé qu’ADP était « en situation monopolistique », ajoutant «Le caractère de service public national d’ADP n’est guère contestable ». Le Conseil d’État, fait relativement rare pour être souligné, a refusé de saisir l’autorité de la concurrence et a tranché en faveur du gouvernement en se réfugiant derrière la jurisprudence de 2006 concernant la privatisation de GDF, cas pourtant peu comparable et déjà problématique. Quant au Conseil constitutionnel, il s’est rangé derrière le gouvernement, mais a autorisé la tenue d’un référendum sur la question, façon de ne pas trancher trop ouvertement. Le fait qu’il soit composé de neuf membres, dont deux tout juste nommés par Emmanuel Macron, explique peut être cette curieuse décision qui s’oppose à l’avis de la Cour des comptes. Du reste, le journaliste Marc Endeweld rapporte de nombreuses pressions issues de l’exécutif pour faire plier le Conseil constitutionnel (et interdire le référendum). [16]

Extrait de la brochure investisseur d’ADP

Un autre élément permet de se faire une opinion : depuis 2015 et les premières rumeurs du projet de privatisation, ADP n’a de cesse d’exiger de l’État une hausse des tarifs du double de l’inflation. Les aéroports de Paris sont déjà parmi les plus chers d’Europe, alors qu’ils font partie des moins bien notés par les usagers. Comment se fait-il que le trafic aérien augmente malgré la hausse des prix et la faible qualité ? Parce qu’il s’agit d’un monopole qui bénéficie de l’attractivité de Paris et de la France, première destination touristique au monde. 80 % des étrangers qui viennent en France passent par ADP, ce qui en fait une clientèle captive supplémentaire. [17]

En sachant cela, sous quelles conditions va-t-on vendre ADP ?

Ce que contient la proposition de vente d’ADP : aspect financier, juste prix ?

 La première chose qui frappe en regardant les conditions de vente d’ADP, c’est le prix : 8 milliards d’euros.

Compte tenu des 8000 hectares de fonciers inclus dans la vente (équivalent à la surface de la ville de Paris) et des 4,5 milliards d’actifs immobiliers supplémentaires, il s’agit d’un montant dérisoire. Ceci s’explique par le fait que le foncier n’est pas pris en compte dans le calcul du prix (pour une bonne raison, aucune entreprise privée ne serait en mesure d’acheter ADP sous ces conditions), car il ne s’agit pas d’une vente pure et dure, mais d’une concession. 

En clair, ADP ne va pas être vendu, mais cédé sous la forme d’une licence d’exploitation. Il s’agit d’un procédé courant, employé pour les industries extractives (mines, hydrocarbures…). En général, les concessions sont accordées pour une durée de 10 ans, parfois 15 et plus rarement 20, et avant que les travaux et investissements débutent. [18] Aux termes de la concession, le bien revient à l’État gratuitement.

Pour ADP, la concession durera 70 ans (soixante-dix ans, ce n’est pas une erreur) et à terme, l’État devra racheter ADP au prix du marché.  Pas au prix de vente, ni gratuitement comme c’est normalement le cas, mais à celui qui aura cours en 2090. Ne riez pas, car ce n’est pas fini !

En passant par ce mécanisme, l’État va devoir modifier les statuts du groupe ADP pour convertir une Société Anonyme en concession. Selon le gouvernement, cela pose un préjudice aux actionnaires actuels, évalué entre 500 millions et 1 milliard d’euros. L’État va donc verser jusqu’à 1 milliard d’euros de dédommagement aux actionnaires, dont 160 millions à Vinci, et autant à l’État néerlandais. Sachant que Vinci est le principal candidat à l’achat d’ADP, cela revient à dire que l’État paye Vinci pour avoir le droit de lui vendre ADP. Pas mal, non ?

Le produit de la vente sera situé entre 7,5 et 7 milliards d’euros, une fois payée la prime de dédommagement aux actionnaires actuels. Rapporté à la dette de l’État (plus de 2000 milliards) c’est une goutte d’eau. Mais du point de vue purement financier, est-ce une bonne opération ?

Bruno LeMaire a indiqué que cet argent (ainsi que le produit de la vente de la Française des jeux et de Engie) sera placé sur un fonds d’investissement dans l’innovation, qui rapporte 2,5 % par an. En étant généreux et en estimant que ADP sera vendu à 7,5 milliards d’euros net, cela veut dire que l’État touchera 187,5 millions d’euros de dividendes par an, pendant 70 ans. Mais que va-t-on perdre ?

En 2018, ADP a versé 173 millions de dividendes à l’État. Or les dividendes sont en croissance (+ 22 % rien que pour le premier semestre 2019), ce qui veut dire que dès que la vente sera effectuée, l’État perdra probablement 187,5 — (173 * 1,22) =  – 35 millions d’euros. 

Et ce n’est que pour la première année. Selon les prévisions de croissances d’ADP, leur nombre de passagers devrait augmenter de 50 % en dix ans. Pour la seule année 2019, leurs prévisions de trafic ont été revues à la hausse (de 30 %, passant d’une hausse annuelle de 2,5 % à 3,5 % !). En clair, les dividendes pourraient doubler d’ici cinq ans (comme ce fut le cas entre 2008 et 2018, passant de 80 millions d’euros à 173). [19] 

À l’inverse, les dividendes du fonds d’investissement spéculatif où le gouvernement compte placer les 7,5 milliards n’augmenteront pas, ils pourraient même diminuer. Contrairement à la valeur d’ADP qui dépend avant tout des infrastructures et du trafic aérien, la valeur du fonds d’investissement est sujette aux caprices boursiers. La Cour des comptes a vivement dénoncé ce choix, jugeant sévèrement une « mécanique budgétaire complexe et injustifiée » et « des opérations inutilement compliquées » dans son rapport de 2019 sur le budget de l’État. [20

Si on ajoute la vente de La Française des jeux et Engie (également privatisés avec ADP dans le cadre de la loi PACTE), on arrive à 10 milliards d’euros placés à 2,5 %, alors que le total des dividendes rapportés par ces trois sociétés en 2018 s’élevait à 800 millions d’euros. Soit une perte de 600 millions par an !

L’argument massue du gouvernement est que l’État n’a pas vocation à « gérer des baux commerciaux et des boutiques de luxe » (en référence aux licences de magasins qui représentent moins d’un tiers du chiffre d’affaires d’ADP), mais l’État a-t-il davantage vocation à gérer un fonds spéculatif ? Des aéroports se résument-ils à des boutiques de duty free, n’y a-t-il pas aussi des avions qui décollent et atterrissent ? Surtout, si la préoccupation du gouvernement est la gestion des commerces, pourquoi ne pas privatiser uniquement cette activité qui ne concerne que 30 % du chiffre d’affaires (l’aéroport de Newark, qui dessert la ville de New York, a vendu cette part de l’activité à Unilever et conservé le reste). [21]

On voit bien, à travers ces calculs, que le prix de vente d’ADP représente une mauvaise opération financière. Bruno Lemaire a essayé de la justifier en partant du taux de rendement du fonds spéculatif de 2,5 %, supérieur au rendement actuel d’ADP de 2,2 %. Mais cela ne prend en compte ni le taux de croissance prévu (dès 2019, le taux de rendement d’ADP devrait être de 2,75 %, en hausse de 20 %) ni la question de la valeur du capital lui-même.

Du point de vue du prix, on peut donc affirmer que la vente d’ADP est un cadeau inexplicable. Si le montant était calculé honnêtement, personne ne serait en mesure de l’acheter. La stratégie de la concession vise à céder les 8000 hectares de fonciers « gratuitement », tout en mettant en place une concession perpétuelle (70 ans, plus la nécessité de racheter ADP au prix qui sera en vigueur 2090). Ce tour de passe-passe permet également de justifier le dédommagement à Vinci, quel que soit l’acheteur final. Or, depuis l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes, Vinci a perdu une somme similaire au dédommagement prévu (nous y reviendrons).  

Quel impact pour le consommateur et le citoyen ?

La logique voudrait qu’il existe une condition dans le texte de loi qui limite la hausse des tarifs aéroportuaires (pour les voyageurs et les compagnies aériennes). Si le gouvernement a affirmé qu’il y en aura une, elle n’est pas inscrite dans la loi. [22

Or, ADP a déjà un lourd antécédent d’augmentation abusive des tarifs. En 2015, il avait demandé 1,75 % de hausse en plus de l’inflation, reprenant le schéma des autoroutes. Cette augmentation avait été accordée par le ministre de l’Économie Emmanuel Macron. En 2018, ADP demande une hausse supplémentaire de 2,75 %, qui sera approuvée par le gouvernement Macron, mais retoqué par l’autorité de la concurrence.

Les aéroports de Paris sont déjà parmi les plus chers d’Europe, car ADP divise ses activités en deux caisses distinctes : celle liée aux activités aéroportuaires, et celle liés aux commerces présents dans les aéroports (dont la marge est supérieure du fait des faibles coûts fixes comparés aux coûts d’exploitation des pistes et terminaux). Or, pour supporter les coûts liés au trafic aérien, seules les taxes aéroportuaires sont utilisées, pas les revenus issus des commerces. En clair, bien que ce soit Air France et les autres compagnies aériennes qui amènent les clients aux duty free et boutiques de luxe, elles doivent supporter tous les coûts de l’aéroport, et ne recevoir aucun bénéfice lié aux commerces, hôtels et restaurants. 

Loin de chercher à s’opposer à ce modèle de double caisse qui pénalise les compagnies aériennes et leurs clients, le gouvernement Macron l’a imposé  aux aéroports de Lyon et Nice récemment privatisés, afin de veiller aux intérêts de l’actionnaire, au détriment du consommateur et des compagnies aériennes. 

 L’État sera-t-il plus prudent avec ADP ?

Les antécédents d’Emmanuel Macron ne plaident pas en sa faveur. La vente inexplicable de la branche exploration et production d’Engie à un fond chinois (en 2019) s’est faite au prix le plus bas, calculé sur le cours du pétrole de 2016 (plus bas niveau depuis cinq ans) alors que l’entreprise possède des réserves pétrolières s’élevant à 645 millions de barils. [23

Dans la renégociation des tarifs des autoroutes de 2017, Emmanuel Macron n’a imposé aucune restriction aux sociétés autoroutières malgré le rapport accablant de la Cour de comptes. À tel point que le dossier vient d’être porté devant la justice pour « négligence » et « incompétence ». [24

La vente d’Alstom, supervisée par Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Économie, tourne au scandale d’État. Le PNF s’est saisi de l’affaire, le signalement évoquant « un possible pacte de corruption ». [25

Mais c’est la privatisation de l’aéroport de Toulouse qui alerte le plus. Alors ministre des Finances, Emmanuel Macron avait publiquement assuré qu’il ne s’agissait pas d’une privatisation, car l’État et les collectivités territoriales restaient actionnaire majoritaire à 50 % plus une part. Sauf que dans le pacte d’actionnaire (resté secret jusqu’à ce qu’il fuite dans la presse en 2018), l’État cédait son droit de vote à l’acheteur, un fonds spéculatif chinois, au lieu de se placer du côté des collectivités locales. Depuis, le fond chinois a siphonné la trésorerie de l’aéroport, multipliant par 10 le montant des dividendes exigés, avec l’accord du gouvernement Macron (le dividende passant de 5 à 50 millions, sachant qu’il avait acheté l’aéroport pour 330 millions et que ce dernier disposait d’une trésorerie destinée aux investissements futurs de 67 millions). Satisfait de l’opération, le fond chinois cherche désormais à revendre sa participation. La justice s’est saisie de ce scandale et vient de faire annuler la vente. Loin de saisir cette porte de sortie pour réparer les erreurs commises, le gouvernement Macron a décidé de faire appel de la décision de justice, en faveur du fond chinois ! [26

Face à de tels antécédents marqués par une opacité délirante et des mensonges publics, peut-on faire confiance au gouvernement qui promet des futures clauses pour empêcher les abus après la vente d’ADP ?

Pour le citoyen, cette vente risque de couter cher en impôt supplémentaire, du fait du manque à gagner et des risques que cela fait peser sur Air France. Pour les usagers, l’augmentation des prix risque d’être douloureuse, sans parler du manque de contrôle sur les futurs aménagements des aéroports.

Mais les aspects purement économiques ne sont pas les seuls à alerter les observateurs.

Actif stratégique, climat, environnement, sécurité : quelques arguments supplémentaires pour et contre la privatisation

En vendant ADP, l’État perd le contrôle d’un actif stratégique et de sa principale frontière. Bruno Lemaire l’a reconnu devant l’Assemblé, affirmant que «  l’État reprendra la pleine possession de cet actif stratégique » au terme des 70 ans de concession. Mais trois semaines plus tard, pour répondre aux critiques, il affirmait que ADP « ne constitue pas une infrastructure stratégique », car l’État « n’a pas vocation à gérer des baux commerciaux ». Ce double discours témoigne du malaise général occasionné par cette vente, y compris chez le ministre chargé de la mener à bien.  

Le rôle d’actif stratégique dépasse pourtant le cadre des aéroports parisiens. À l’étranger, les aéroports gérés par ADP sont de véritables « nids d’espion » de la DGSI selon un ancien directeur des services français. On perçoit ainsi l’intérêt sécuritaire et diplomatique à travers d’autres prismes que le simple contrôle des passeports à Paris. [27]

Du point de vue économique, les synergies commerciales sont importantes, en particulier en Île-de-France. ADP devrait bénéficier d’investissements importants dans le cadre des Jeux olympiques de 2024, ainsi que d’une nouvelle ligne TGV desservant l’aéroport. Les terrains déjà aménageables en centre commercial, hôtels et restaurants offrent également l’opportunité d’organiser une nouvelle plaque tournante pour les Franciliens. Offrir sur un plateau tous ces avantages économiques et investissements publics au futur acquéreur semble pour le moins incompréhensible.

La question de l’urgence climatique et de la protection de l’environnement présente un autre problème.

En vendant ADP, l’État se prive d’un moyen d’agir sur l’augmentation dramatique des émissions de C02 et la régulation du trafic aérien. Pire, les 8000 hectares de terrains cédés à ADP vont vraisemblablement servir à construire de nouveaux centres commerciaux et parkings, aux dépens de terres agricoles et espaces verts.

Orly vu du ciel, photo Wikipedia commons

Sur ces questions-là, aucun élément de réponse ne figure dans le texte de loi (selon Médiapart).

Inversement, les défenseurs de la privatisation aiment à rappeler que les aéroports de Paris figurent fréquemment en bas de classement des sites répertoriant l’avis des voyageurs. Selon eux, en privatisant ADP, les aéroports seraient mieux gérés et plus agréables à fréquenter.

C’est absurde. D’abord ADP cherche déjà à maximiser son profit, comme le montre la lecture de son compte de résultat, la scission en deux caisses expliquées plus haut et les déclarations de son PDG. Ensuite, les aéroports mieux cotés qu’ADP sont pratiquement tous gérés publiquement. On ne voit donc pas en quoi la privatisation changerait quoi que ce soit, elle pourrait même empirer les choses si on se réfère aux études de l’IATA et de l’ACI-NA. Mais surtout, le problème d’ADP ne vient pas d’une mauvaise gestion, mais du design des aéroports. Ses infrastructures sont parmi les plus anciennes au monde et n’ont pas été pensées pour faciliter l’ajout de nouveaux terminaux. Alors que Schiphol a une structure en étoile qui minimise les distances à parcourir dans l’aéroport quelque soit votre terminal, et jouit d’une proximité avec Amsterdam qui le met à dix minutes du centre-ville, Roissy et Orly imposent (par leur configuration) des temps de déplacement plus long, ce qui se répercute également sur l’attente pour les bagages au terminal. Avec l’ajout de nouveaux commerces, cet aspect risque d’empirer. Par exemple, le projet de modernisation de la gare du Nord, vendue à Auchan, prévoit d’allonger fortement le temps d’accès aux quais en obligeant les passagers à traverser une nouvelle surface commerciale. [28

Enfin, certains s’appuient sur la privatisation de deux aéroports londoniens (Gattwick et Heathdrow) pour justifier celle des aéroports parisiens. Mais il y a une différence de taille : ils ont été vendus à deux sociétés différentes, avec interdiction explicite d’effectuer le moindre rapprochement, dans le but d’éviter toute situation de monopole. En réalité, le modèle de privatisation des aéroports de Londres constitue un argument supplémentaire contre la privatisation d’ADP.

Mais alors, pourquoi diable privatiser ? À qui profite le crime ?

À qui profite la vente d’ADP ?

La vente va priver l’État de dizaines de millions d’euros de dividendes annuels et de 8000 hectares de foncier en région parisienne. Les usagers et compagnies aériennes vont subir des hausses tarifaires déjà annoncées. Alors, à qui profite cette vente ?

Vraisemblablement au futur acquéreur, mais ce n’est pas tout.

Nous sommes forcés de constater que la compensation prévue pour les actionnaires actuels, d’environ 1 milliard d’euros, va permettre à Vinci de récupérer près de 200 millions d’euros de dédommagement. Or c’est précisément le manque à gagner estimé suite à l’annulation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Voilà une curieuse coïncidence. D’autant plus que la méthode de calcul pour estimer l’indemnisation est absolument lunaire : additionner les flux actualisés de bénéfices espérés sur les prochains 70 ans. Avec pareille méthode, on peut obtenir un peu près n’importe quel résultat, tout dépend du taux d’actualisation retenu pour le calcul. [29]

Pour le reste, nous sommes obligés de supputer, en regardant qui sont les potentiels acquéreurs et qui va bénéficier de l’organisation de la vente.

Méthode opaque

Le gouvernement a prévu de vendre ADP par la méthode du gré à gré, ce qui évite de rendre les tractations publiques. Cela nécessite également l’intervention de toute sorte d’acteurs (avocats, banquiers d’affaires, juristes, conseillers) pour conduire les négociations.

Le banquier d’affaires qui serait chargé de cette opération n’est autre que Bernard Mourad, proche d’Emmanuel Macron et des milliardaires Patrick Drahi et Xavier Niel, ancien responsable de la collecte des fonds de la campagne présidentielle travaillant désormais pour Bank of America. Dans un interview édifiant à Vanity Fair, il explique que la vente d’ADP, « c’est challenging ».   

Autre personnage clé, Aigline de Ginestous a supervisé l’élaboration du projet côté vente. Ancienne de la banque Rothschild, coresponsable de la levée de fond pour la campagne d’Emmanuel Macron, elle a rejoint le cabinet de Roland Lescure, député LREM des Français de l’Amérique du Nord, rapporteur de la loi PACTE à l’Assemblée nationale et président de la commission des affaires économiques. Depuis octobre, elle a rejoint le cabinet du ministre de l’Économie à Bercy, ce qui devrait lui permettre de continuer de suivre ce dossier après l’avoir fait adopter à l’Assemblée. [30

« Heureusement, il y avait l’affaire Benalla. On craignait que la procédure d’indemnisation que nous avons prévue pour la privatisation d’ADP soulève des oppositions. En fait, les députés ont à peine regardé. Tout est passé sans problème. » Aigline de Ginestous – propos rapporté par Médiapart. 

À l’Élysée, le dossier est suivi par les plus fidèles conseillers d’Emmanuel Macron, son « numéro 2 » Alexis Köhler (mis en cause pour de multiples soupçons de conflit d’intérêts), et Cédric O. Du reste, l’idée de vente d’ADP ne date pas d’hier, mais de 2014 et de l’arrivée de Macron à Bercy, comme le rapportent ses collaborateurs de l’époque. [31]

Entre l’opacité de la vente (le gouvernement a refusé une série d’amendements visant à donner plus de transparence) et les potentiels conflits d’intérêts, les soupçons s’accumulent. Pour le journaliste Marc Endeweld, auteur de deux livres sur Emmanuel Macron, il s’agit d’un renvoi d’ascenseur évident qui mobilise d’innombrables réseaux d’influence. Nous ne pouvons les énumérer tous ici, mais nous conseillons la lecture de son enquête publiée par Le Monde diplomatique. [32

La vente d’Alstom (déjà facilité par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie) avait permis d’arroser le Tout-Paris de pas moins de 500 millions d’euros de frais d’avocat et conseillers financiers. On imagine qu’avec la vente d’ADP, les retombées seront tout aussi juteuses.

 Mais quid des acheteurs ?

Le principal candidat serait Vinci, récent acquéreur de l’aéroport Londres Gatwick, gestionnaire de ceux de Nantes et Lyon, et candidat au rachat de celui de Toulouse. Devant le problème de monopole que cela pose, il se pourrait que Vinci partage le rachat avec d’autres acteurs. Médiapart parle de banques d’affaires (Macquarie Group et Goldman Sachs – ce qui en dit long sur l’opportunité de vendre ADP) et la Caisse des Dépôts du Québec. 

Qu’est-ce que les Québécois viennent faire là-dedans me direz-vous ? C’est presque trop beau pour être vrai : l’ancien vice-président de cette institution n’est autre que Roland Lescure (mon très cher député). 

Dernier candidat évoqué par Marc Endeweld, le fonds d’investissement français Ardian, qui pourrait être associé à plusieurs départements d’Ile-de-France. Là encore, un personnage attire les soupçons. Il s’agit d’Emmanuel Miquel, ex-cadre chez Adrian, puis ancien conseiller économique à l’Élysée de juin 2017 à mars 2019, il était membre de l’équipe financière du candidat Macron lors de la campagne électorale, et vient de retourner chez Adrian.  Comme si cela ne suffisait pas, Adrian contrôlait de 2015 à 2018 une société de courtage, Siaci Saint Honoré, qui a joué un rôle clé pour l’obtention du dernier prêt bancaire de 8 millions d’euros destiné à financer la campagne d’Emmanuel Macron. [33]  

On ne peut pas parler de corruption ni accuser qui que ce soit, mais le soupçon de conflit d’intérêts est prégnant. Vous pouvez choisir d’y voir un retour d’ascenseur pour les riches donateurs de la campagne d’Emmanuel Macron, ou bien un cadeau en vue de sa réélection, ou de simples coïncidences… 

Partie 3 : Rest in Peace ADP (RIP ADP) – pétition et stratégie politique

À ce stade de la lecture, vous êtes certainement révolté par ce projet de vente désastreuse et injustifiable.

Mais rien n’est encore joué ! Nous avons jusqu’au 12 mars 2020 pour atteindre le seuil de 4,7 millions de signatures requis afin d’obtenir un référendum.

Or cette pétition dépasse largement les enjeux d’Aéroport de Paris. Emmanuel Macron semble déterminé à privatiser les barrages hydroélectriques, contre l’avis des experts qui considèrent ces équipements comme indispensables à la sécurité nucléaire. On parle également de privatiser la RATP, la SNCF et de transformer EDF en une « bad bank » du nucléaire (tous les actifs rentables seraient vendus au privé, et les centrales nucléaires isolées dans une entité publique pour répercuter les pertes sur les contribuables). [34

Dire « non » à la privatisation d’ADP permettrait de remettre en cause (ou de confirmer !) la politique du gouvernement.

Page d’accueil de la pétition pour le référendum sur la privatisation d’ADP

Enfin, même si vous êtes favorable à la privatisation d’ADP et à la politique d’Emmanuel Macron, l’échec de la pétition pour le référendum risquerait de démontrer que les référendums d’initiative populaire ne fonctionnent pas, enterrant les espoirs d’une démocratie plus participative et directe.

Pourquoi la pétition pour le RIP ADP ne décolle pas ?

Le site ADPRIP.fr, tenu par un collectif de citoyens, répertorie les signatures collectées à partir des données fournies par le ministère de l’Intérieur. Et les résultats ne sont guère encourageants : après un décollage réussi, la collecte a ralenti pour atteindre un rythme de croisière digne d’un planeur volant en basse altitude.

Compteur des soutiens pour la pétition ADP, via https://adprip.fr

Le nombre de signatures obtenues (820 000 environ au 6 octobre) semble dérisoire comparé au nombre de « gilets jaunes » (300 000 au moins), aux personnes figurant sur la mailing-list de la France Insoumise (650 000), aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon (7 millions en 2017, 1,5 million aux Européennes en 2019) sans parler des Français qui se prononcent contre la politique d’Emmanuel Macron (75 % selon un sondage BFMTV de début septembre). Selon une enquête d’opinion Yougov, 75 % des Français seraient favorable à l’organisation de ce référendum. Comment, dans ce cas, comprendre le plafonnement des signatures ?

L’enthousiasme du premier mois peut s’expliquer par la mobilisation des plus farouches opposants à la privatisation. L’arrivée des vacances d’été et la marginalisation du sujet dans l’actualité justifieraient le ralentissement observé depuis. Mais selon cette logique, la rentrée devrait permettre un redécollage des signatures. Or ce n’est pas ce qu’on observe. 

De passage en France cet été, Politicoboy a mené son enquête auprès d’un échantillon de proches (non représentatif de la population française et limité à une cinquantaine de personnes). Il en ressort que :

  • L’écrasante majorité des personnes ne savait pas qu’il y avait une pétition (75 %), certains n’étant pas au courant du projet de privatisation d’ADP (35 %).
  • Un quart des personnes ne se sentait absolument pas concerné, puisque qu’elle ne prennent pas ou rarement l’avion. Tous pensent qu’ADP se limite aux aéroports parisiens, et n’ont pas entendu parler des 8000 hectares de foncier. 
  • Aucune personne interrogée n’était favorable à la privatisation
  • Les 25 % qui ont entendu parler de la pétition ont prévu de signer « plus tard », ou oublié de le faire « jusqu’à présent », à l’exception d’une personne qui a essayé trois fois sans succès. 
  • Cinq personnes ont essayé de signer la pétition peu de temps après notre discussion, une seule a réussi. 

On voit se dégager des pistes d’explication. La première est le manque de couverture médiatique qui explique que malgré une forte opposition au projet, la plupart des gens ne semblent pas au courant de l’existence de la pétition.

Cette explication est validée par une enquête du Média, qui a comparé la couverture médiatique sur le premier mois de lancement de la pétition pour le RIP avec le premier mois du « grand débat national » organisé par le gouvernent pour répondre à la crise des gilets jaunes. Bien qu’il s’agisse dans les deux cas de formes inédites de démocratie participative qui passent par une démarche effectuée en ligne (signer une pétition ou répondre à un questionnaire), la couverture a été très différente. L’enquête a relevé 500 articles parlant d’Aéroports de Paris le premier mois (tous ne font pas nécessairement référence à la pétition), contre 13 000 pour le « grand débat national ». Au niveau des JT, France 2 a diffusé au moins un sujet par jour pendant un mois pour couvrir le grand débat, contre un seul sujet de deux minutes sur France 2 pour le RIP. Le site Arrêt sur Image confirme, et s’est penché sur la couverture lors des sept premiers jours, en comparant les JT de TF1 et France 2. Verdict : un seul sujet pour ADP (sur France 2, aucun sur TF1) contre deux sujets en moyenne par jour et par chaine (TF1 et France 2) pour le grand débat. Pourtant, au cours de ces 30 premiers jours, plus de cinq cent mille signatures avaient été récoltées pour le RIP, contre moins de cent quarante mille participations au questionnaire du « grand débat ». [35

En comparant la carte des signataires avec celle des scores électoraux de la présidentielle de 2017, le journaliste au Média Lucas Gautheron démontre que la plupart des signataires sont électeurs de la France Insoumise ou issus de catégories sociales « CSP+ ». 

En clair, seules les personnes très politisées ont entendu parler de la pétition sur le référendum

On peut estimer que ce manque d’information contribue également au manque d’intérêt pour la question : parmi ceux qui entendent parler du référendum, nombre de personnes ne se sentent pas directement concernées. 

Enfin, les difficultés objectives liées à la plateforme en ligne découragent de nombreuses personnes qui choisissent de remettre leur signature à plus tard. À titre d’exemple, notre modeste sondage en ligne a montré que les signataires avaient dû s’y prendre à 2,5 fois (en moyenne) pour réussir à signer la pétition. Difficile d’y voir autre chose qu’une tentative délibérée de notre gouvernement « start up nation » de s’opposer à la collecte des signatures. En Mairie, c’est encore pire, le ministre de l’Intérieur ne semble pas avoir communiqué les codes d’accès pour faire valider les signatures déposées. 

Or il y a urgence. Plus la collecte patine, plus les potentiels signataires vont se décourager. Ainsi, après avoir organisé un certain « black out » sur la question, les principaux médias semblent prêts à embrayer sur le thème de « l’échec de la pétition », comme Léa Salamé au micro de France Inter

Comment arriver au 4,7 millions de signatures 

Ce référendum constitue un cas d’école de militantisme et d’organisation citoyenne. Pour que les signatures décollent, il n’y a pas de secret : il faut qu’un maximum de personnes soit sensibilisé à la question. 

Cela passe par trois méthodes :

  1.  Le travail de terrain, de proche en proche et par bouche-à-oreille. Il est essentiel que chacun d’entre nous fasse l’effort de faire signer ses proches et amis, puis demande à ces personnes de faire de même. Dans ce premier cercle, cela passe par une aide concrète à naviguer sur le site internet (cf. tutoriel ici). Ensuite, il faut étendre au maximum ce cercle (par internet, sur notre lieu de travail, sur les marchés et par porte à porte pour les plus motivés…). Ce premier axe peut permettre de franchir des caps de signatures (un million, deux millions…) qui attireront l’attention des médias. Il est important que ces caps soient franchis suffisamment tôt pour créer un « momentum ».
  2.  Interpeller par « activisme » les acteurs médiatiques. Demander à sa mairie d’envoyer des courriers aux habitants de la commune, passer sur les standards téléphoniques des radios pour interpeller les invités des matinales, écrire à son député et l’interpeller sur les réseaux sociaux (ou à sa permanence), interpeller les journalistes pour qu’ils se saisissent du sujet, mener des actions visibles (comme une manifestation à Roissy ou Orly). 
  3. Provoquer les conditions d’une reprise de la couverture médiatique  : chaque seuil atteint devrait « forcer » les médias à couvrir la pétition, donc à diffuser le message et faire « boule de neige ». 

Dans cet esprit, cet article a été construit comme un argumentaire de synthèse afin d’aider à la mobilisation. N’hésitez pas à le partager massivement autour de vous. 

En conclusion, voici un tutoriel (parmi d’autres) pour signer la pétition, ainsi que le lien vers la pétition   :  

Lien direct vers la pétition : https://www.referendum.interieur.gouv.fr/soutien/etape-1

Lien indirect, permettant de vérifier la prise en compte de sa signature : https://www.referendum.interieur.gouv.fr/

 ***

Notes, sources et références :

  1. Pour comprendre le contexte politique et la mécanique du RIP, lire cet article du Monde.fr, ou encore mieux celui-ci de Médiapart
  2. La plupart des chiffres et présentations d’ADP proviennent des comptes de résultat 2018 et 2019 du groupe ADP, ainsi que de l’article de Médiapart « ADP, la privatisation de tous les soupçons »
  3. Médiapart : « privatisation d’ADP : les arguments fallacieux du gouvernement » et ibid 2.
  4. Actionnariat confirmé par Marc Endeweld, Le Monde diplomatique
  5. Ibid 3.
  6. L’article du FT n’est pas en accès libre, mais les éléments clés sont présentés dans notre article sur la SNCF.
  7. L’efficacité de la concurrence a souvent fait l’objet de débat. Cet article du Monde diplomatique reprend les éléments clés cités dans ce paragraphe. On citera également cet article (accès libre) de Gaël Giraud dans La Croix, et celui-ci (en Anglais, de Jacobinmag : « including Debreu himself »). Pour plus d’informations sur ce point, n’hésitez pas à nous solliciter dans les commentaires.
  8. https://www.chron.com/business/energy/article/Want-cheap-electricity-Move-to-San-Antonio-or-12926241.php
  9. La plupart des sources sont en lien hypertexte dans ce paragraphe. Sur la vente d’Engie, l’article de Médiapart est le plus complet
  10. https://www.liberation.fr/checknews/2019/06/05/l-augmentation-de-59-des-tarifs-d-electricite-d-edf-est-elle-due-a-la-concurrence_1730775
  11. https://www.mediapart.fr/journal/france/120719/un-recours-est-lance-contre-la-rente-des-societes-d-autoroute
  12. Lire https://www.newairportinsider.com/blog/airport-privatization-united-states
  13. https://www.iata.org/pressroom/facts_figures/fact_sheets/Documents/fact-sheet-airport-privatization.pdf
  14. Cité par Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/06/ENDEWELD/59940
  15. Lire https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/311218/halte-la-privatisation-d-aeroport-de-paris
  16. Ibid 2.
  17. Ibid 3.
  18. Dans le cas du tunnel sous la manche (99 ans) et du Viaduc de Millau (76 ans) les durées sont plus longues, mais les concessions ont été accordées avant que les travaux commencent (comme pour les champs de pétrole d’ailleurs) ce qui veut dire que l’entreprise prend tous les risques et doit supporter tous les investissements.
  19. Les calculs sont issus des articles de Médiapart cités en 2 et 3, confirmés par l’article du monde diplomatique cité en 4. Les chiffres d’ADP ont été vérifiés à l’aide des comptes de résultat (cités en 2).
  20. Rapport de la Cour des comptes : https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-budget-de-letat-en-2018-resultats-et-gestion
  21. https://www.mediapart.fr/journal/france/130319/privatisation-d-adp-les-arguments-fallacieux-du-gouvernement
  22. Tout ce paragraphe vient en majorité des informations présentées par Médiapart dans l’article cité en 21 et en 2.
  23. https://www.mediapart.fr/journal/economie/070819/l-etrange-cession-d-une-filiale-d-engie-condamnee-disparaitre
  24. https://www.mediapart.fr/journal/france/120719/un-recours-est-lance-contre-la-rente-des-societes-d-autoroute
  25. https://www.mediapart.fr/journal/economie/170119/le-parquet-de-paris-est-saisi-de-laffaire-alstom
  26. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/05/07/privatisation-de-l-aeroport-de-toulouse-l-etat-conteste-l-annulation-de-la-procedure-de-vente_5459479_3234.html
  27. Ibid 14
  28. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/03/le-projet-de-transformation-de-la-gare-du-nord-est-inacceptable_5505639_3232.html
  29. Médiapart : ADP, la privatisation de tous les soupçons
  30. Ibid 29
  31. Le Monde diplomatique,Aéroports de Paris, petites concessions entre amis
  32. Ibid 31
  33. http://www.leparisien.fr/economie/edf-quand-la-dette-et-les-investissements-sur-le-nucleaire-plombent-le-groupe-15-04-2019-8053338.php
  34. Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/economie/040919/reforme-des-retraites-les-vrais-chiffres
  35. https://www.arretsurimages.net/articles/teles-et-journaux-sabordent-le-referendum-adp-le-media

 

 

 

 


8 réactions au sujet de « Faut-il soutenir  le référendum sur la privatisation d’Aéroports de Paris ? »

  1. Merci pour cet article fouillé et étayé !
    Cependant, avec le vent qui semble un peu tourner en ce moment, les prévisions à 70 ans seront-elles fiables ?
    La « honte de voler », au sens propre comme au sens propre, ne concernera-t-elle que les CSP+ d’ici quelques mois/années ? Entre l’augmentation des tarifs et le creusement des inégalités, l’opération peut s’avérer aussi moins fructueuse, non ?

    1. De rien, et merci de votre commentaire !

      La honte de voler de certains ne compensera certainement pas la baisse des prix (grâce aux subventions) et la hausse de la publicité pour les voyages en avion, surtout que les compagnies aériennes proposent désormais de compenser votre empreinte CO2 en plantant des arbres pour vous (dans le champs de paysants africains qui n’ont rien demandé, mais ca c’est une autre question). On voit qu’historiquement, ce genre de tendance va à plus de consommation (les SUV en villes par exemple). Mais surtout, l’essentiel de la croissance du traffic aérien va venir de la Chine et de l’Asie.

  2. Après, peu importe les conséquences, aussi minimisées soient-elles, on veut avoir le CHOIX, c est une question de respect de la démocratie et de s’intéresser à la démocratie participative et d’avoir une 1ere en France !!! Faire les rond points le samedi c est une chose, agir politiquement en est une autre !
    MERCI pour cet article fort instructif

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