Le dilemme du prisonnier
Faut-il voter Emmanuel Macron au second tour ? Le simple fait que cette question semble se poser mérite qu’on s’y attarde. Jusqu’à 25 % de nos concitoyens s’abstiendraient ou voteraient blanc, d’autres seraient tentés par Marine Le Pen, pour mettre un coup de pied dans la fourmilière. Comment expliquer le dilemme qui habite de nombreux électeurs de gauche, lorsqu’on considère le caractère xénophobe et fasciste du Front National ? Nous allons tâcher d’y répondre en comparant les deux candidats, avant de faire la synthèse du choix. Accrochez-vous !
1) Faut-il avoir peur de Marine Le Pen ?
Les réactions suite à la présence de Marine Le Pen au second tour dénotent fortement de ce qu’on avait pu observer en 2002. Les larges manifestations anti FN ont laissé place à des rassemblements minoritaires sur le thème « ni Le Pen ni Macron ».
À l’annonce des résultats, Jacques Chirac s’était mué dans un long silence avant de s’exprimer vers vingt-trois heures, visiblement sous le choc, et déterminé à prendre toute la mesure de la gravité de la situation.
Emmanuel Macron s’est à l’inverse précipité au pupitre pour livrer un discours creux, sans mentionner Marine Le Pen, pour ensuite inviter sa femme Brigitte sur l’estrade. Puis ce fut le champagne à la Rotonde et l’appel à un vote d’adhésion après avoir tenu des propos méprisants envers les électeurs FI, LR et PS.
Le front républicain se réduit à Benoît Hamon et François Fillon, si tant est que la consigne du champion de la droite puisse être considérée comme sincère. Porte-parole du parti ayant théorisé le « ni-ni », François Fillon a fait campagne sur un programme xénophobe, s’entourant de Sens Commun pour accuser les institutions républicaines de complot et de coup d’État envers sa candidature. Comme front anti fasciste, on pouvait espérer mieux.
À l’exception de Nicolas Dupont Aignan, les six autres candidats ont refusé de prendre parti.
Faut-il y voir la réussite de l’opération de dédiabolisation du FN, ou une crise profonde des institutions de la cinquième république ?
Nous pencherons plutôt pour la seconde option, mais en cas de doute, posons nous la question des conséquences d’une hypothétique victoire de Marine Le Pen.
La victoire de Marine Le Pen entraînerait une explosion des violences racistes
Pour avoir vécu de près l’élection de Donald Trump, et suivi de loin le Brexit, une conclusion s’impose : la victoire de Marine Le Pen entraînerait une recrudescence de violence raciste.
Les skins heads de tout poil se sentiraient « désinhibés », les violences physiques se multiplieraient et l’apparition de plus en plus de croix gammées et propos xénophobes tagués sur les murs augmenterait. C’est du moins ce qui s’est passé aux États-Unis et en Grande-Bretagne. (1)
Dans cette ambiance électrique, les victimes pourraient se résoudre à la violence, en particulier dans les banlieues. On imagine les réactions elles aussi désinhibées d’une certaine frange de la police, qui vote à 65 % pour Marine Le Pen, mécaniquement radicalisée par la politique du chiffre et du contrôle au faciès de Sarkozy et Valls.
À ces actes spectaculaires s’ajoutera certainement une violence plus diffuse, mais encore plus douloureuse pour les victimes ; celle des mots, des injures et des comportements subtils.
C’est un premier point.
Ensuite, il faut examiner les conséquences liées à l’hypothétique exercice du pouvoir de Marine Le Pen. Commençons par supposer qu’elle ne disposera pas d’une majorité à l’assemblée.
Notre présidente serait tout de même en mesure de nommer quelques milliers de hauts fonctionnaires aux postes clés de l’Etat: préfets, chef de la police, officiers militaires, garde des Sceaux, hauts fonctionnaires de justice, des finances, conseil constitutionnel et présidents des organes médiatiques (CSA, France télévision, de Radio France). (2)
Or, qui gravite autour du FN ? Pour la plupart, des racistes avérés, en témoignent les propos révisionnistes et antisémites de nombreux dirigeants frontistes temporairement écartés et les enquêtes sur l’influence du GUD (Groupe Union Défense, formation néonazie adepte d’actions violentes) qui chapeaute l’entourage de Marine Le Pen. Sans oublier des anciens candidats frontistes comme Élie Quisefit, qui écrivait « Si on organisait des battues contre les Arabes, on sauverait peut-être la France » et Fabien Rouquette, candidat du canton de Narbonne et auteur de ces quelques lignes : « Socialistes, communistes, musulmans ! Faites un geste pour la Terre, suicidez-vous ». (3)
Si Florent Philippot peut paraître « raisonnable » à certains, le Front National et les organisations qui l’entourent n’en demeurent pas moins fidèles aux racines de l’extrême droite française. Il ne faudrait pas oublier les galas néonazis en Autriche, les soirées entre conseillers municipaux FN et leurs gâteaux en forme de croix gammée, ni le fait que Jean Marie Le Pen reste le président d’honneur du parti dans lequel s’est épanouie sa fille.
Tout ce beau monde arriverait au pouvoir alors que l’état d’urgence sévit (jusqu’en juillet) et que le risque terroriste constitue un prétexte rêvé à toute manipulation ou récupération politique.
Marine Le Pen a déjà menacé les magistrats de représailles, tandis que le FN a écarté pas moins de trente-deux organes de presse de sa campagne, et a interdit aux médias couvrant le meeting de Villepinte de poser des questions aux militants. (4)
Liberté de la presse et indépendance de la justice en danger, forces de l’ordre déjà largement acquises à sa cause, le tout sur fond de pouvoirs accrus par l’état d’urgence, Marine Le Pen n’aura pas besoin d’une majorité à l’assemblé pour menacer l’intégrité de la république.
Le programme du FN — maquillage médiatique
Avec la complicité des médias, Marine Le Pen est parvenue à vendre un programme qui semble de prime abord qualifiable de social et protectionniste. Le Front National incarnerait un nationalisme économique visant à protéger les plus petits contre le mondialisme des plus grands.
Pourtant, le programme de Marine Le Pen constitue une manœuvre démagogique encore plus hypocrite que la prétendue modernité du projet Macron.
L’ensemble des grands médias français s’est empressé d’accuser la France Insoumise de copier le Front National. C’est en réalité tout le contraire, et si les mots sont parfois bien là, les actions des élus FN témoignent d’une vision opposée à ces positions racoleuses.
En premier lieu, il y a les contradictions de Marine Le Pen elle-même, qui explique à l’assemblé du Médef qu’elle supprimera la rémunération des heures supplémentaires (donc 39 heures payées 39, et non 35 heures avec majoration au-delà comme Mélenchon). Elle affirme que la retraite à 60 ans se fera seulement si les conditions économiques le permettent (alors que la FI la propose précisément pour favoriser l’emploi). À l’été 2016, elle avait demandé l’interdiction des manifestations contre la loi El-Khomri qu’elle prétend vouloir abroger. Plutôt que l’augmentation du SMIC, elle défend une baisse des cotisations sociales (proposition reprise par Emmanuel Macron) pour favoriser le pouvoir d’achat des employés qui devront compenser ce cadeau par une taxe à la consommation sur les produits importés. Sans oublier sa nièce, qui déplorait le zèle du gouvernement Hollande face à la fraude fiscale et appelait à intensifier la lutte contre la fraude aux aides sociales… Nous pourrions continuer la liste longtemps. (5)
Il est plus intéressant d’examiner les votes au parlement européen des députés frontistes. Ils révèlent une totale contradiction entre les points inscrits au programme et les décisions prises.
La palme revient à Marine Le Pen, elle qui s’était abstenue de voter contre la directive des travailleurs détachés et le TAFTA.
Mais ses soutiens ne sont pas en reste. Sur la lutte contre la fraude fiscale, les mesures anti-délocalisation, la promotion des droits des femmes, la protection contre le dumping social, l’interdiction des perturbateurs endocriniens, la protection de l’environnement… Les députés FN votent systématiquement contre. (6)
En réalité, comme l’expliquent les économistes du Front National eux-mêmes, Marine Le Pen ne cherche en aucun cas à remettre en cause le système ni à s’opposer au libéralisme. (7)
Ainsi, Marine Le Pen et les élus frontistes se basent sur un programme démagogique pour conquérir un pouvoir qu’ils n’hésiteraient pas à exercer de façon brutale, et cela même en cas d’absence de majorité parlementaire. Ils apportent la preuve de ce « projet » à travers leurs paroles et leurs actes, et de ce fait, le vote pour Marine Le Pen nous paraît aussi dangereux qu’inconcevable.
L’argument de « renverser la table » ne tient pas debout, l’extrême droite ayant démontrée qu’elle s’accommodait très bien du système, à l’exception des étrangers qui cherchent à s’y épanouir.
2) Emmanuel Macron est-il un moindre mal ?
Après pareil exposé, le vote pour Emmanuel Macron devrait constituer une évidence. Il n’en est rien, comme nous allons le voir.
Commençons par évacuer la composante émotionnelle qui aura sans doute saisi de nombreux électeurs, outrés par la manipulation médiatique ayant propulsé Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour. Cette prise d’otage provoque une pulsion de dégoût qui pousse certains à refuser de participer à cette mascarade.
Mettons également de côté l’émotion suscitée par les pressions, insultes et injonctions à voter Macron. Qu’elles proviennent de certains médias, journalistes, célébrités ou du candidat lui-même et de ses soutiens, tous coupables de près ou de loin, volontairement ou non, d’avoir permis cette situation.
Une fois notre lucidité retrouvée, posons-nous la question en ces termes: la candidature d’Emmanuel Macron est-elle moins dangereuse que celle de Marine Le Pen ?
Le cadre « démocratique » du projet Macron
Puisqu’il ne propose pas de modifier le cadre de nos institutions, observons l’état actuel du régime démocratique dans lequel ce projet est appelé à se concrétiser.
Nous vivons depuis plus d’un an en état d’urgence, prolongé jusqu’en juillet 2017 contre l’avis du juge anti terroriste Yann Trividic, remercié pour cette prise de position. François Hollande a reconnu publiquement qu’il servait surtout à rassurer les Français et à astreindre à résidence les opposants politiques. (8)
Cette répression s’est exprimée de façon particulièrement violente lors des manifestations contre la loi El-Khomri. Les grévistes furent cueillis par des mots très violents (prise d’otages, terreur, brutalité démocratique) avant que les manifestants subissent les coups de matraques, flashballs et grenades lacrymogènes.
Les syndicats policiers avaient publié des communiqués dénonçant les consignes du gouvernement qui leur demandaient d’attiser les violences et de favoriser les affrontements. (9) Crânes de septuagénaires fendues par des coups de matraques, photographes éborgnés, vidéos ultras violentes montrant des individus menottés à terre se faisant lyncher… les témoignages de journalistes ont de quoi traumatiser les lecteurs sensibles. (10)
À l’inverse, les 2500 premières perquisitions effectuées pendant l’état d’urgence n’auront conduit à aucune interpellation pour terrorisme. Aucune. (11) La liste des dégâts collatéraux et abus en tout genre est par contre interminable. Crise cardiaque d’un vieillard, fillette de 6 ans défigurée par les éclats de bois de la porte défoncée (pas de chance, c’était la mauvaise adresse), jeune aveugle privé de sa canne et sommé de pointer au commissariat trois fois par semaine ; la liste serait comique si elle n’était pas aussi tragique.
Que pense notre Marcheur en chef de tout cela ? Face au mouvement social en Guyane, il appelait à la stricte application de l’état d’urgence, cité comme arme de répression contre les luttes sociales. Rien que ça. (12)
Mais les violences policières dépassent le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la répression politique. La banalité des contrôles au faciès qui tournent mal et des débordements policiers sont de plus en plus communs. On rappellera le meurtre de Rémi Fraisse, tué par une flashball tirée à bout portant, d’Adama Traoré, mort d’asphyxie au cours d’une interpellation (deux affaires étouffées par la justice), sans oublier le viol de Théo, qui a dû se faire placer un anus artificiel suite à l’introduction de douze centimètres de matraque dans son postérieur.
Les policiers sont eux-mêmes victimes de ces escalades voulues par un gouvernement qui vient de faire voter une loi assouplissant le droit des policiers à faire usage de leurs armes à feu.
Alors certes, sous la présidence de Marine Le Pen, ce genre d’évènement risque de se multiplier. Mais il ne faudrait pas oublier que c’est le parti socialiste qui les a rendus possibles.
Violence sociale
Les violences ne s’expriment malheureusement pas uniquement à travers les rapports aux forces de l’ordre. Elles sont avant tout sociales.
Sous l’action gouvernementale d’Emmanuel Macron, un million de Français supplémentaires se sont retrouvés au chômage. On ne compte plus les suicides en milieux hospitaliers ni la pression insupportable qui s’exerce sur le personnel soignant. Le burn-out est en train de devenir la maladie d’une génération, et plus de 50.000 Français meurent chaque année des conséquences de la pollution atmosphérique. L’espérance de vie elle-même recule, pour la première fois depuis 1969. (13)
Que propose Macron face à tous ces problèmes ? Rien, à part davantage de flexibilisation du marché de l’emploi et de culpabilisation du chômeur. Lisez le recueil de témoignages du collectif « on vaut mieux que ça » sur les souffrances au travail, ça vous prend aux tripes.
Vous nous direz, certes, « mais nous sommes en démocratie ».
La liberté d’expression menacée
Lorsqu’un président élu pour renégocier les traités européens, réguler la finance et favoriser la répartition des richesses fait l’exact opposé, par six 49-3 successifs (trois par loi Macron) avant de séquestrer les opposants politiques et de réprimer dans la violence les manifestations, puis prend la parole à trois jours des élections pour traiter deux candidats de « dictateurs » en puissance et d’instrumentaliser un attentat pour influencer le scrutin, peut-on encore parler de démocratie ?
Lorsque des lois successives sont votées pour accroître la répression policière, protéger les députés des poursuites judiciaires, permettre l’évasion fiscale des multinationales, réorganiser le financement des partis politiques pour favoriser les deux principaux, et réduire l’égalité de temps de parole des candidats à la présidentielle de cinq à deux semaines, on arrive à un tableau assez angoissant.
Une étude détaillée publiée par Marianne montre que sans la modification de la loi sur l’équité de temps de parole, Jean-Luc Mélenchon serait au second tour au lieu de Marine Le Pen, et Nicolas Dupont Aignan aurait largement dépassé les 5 %. Quand le débat public est confisqué de la sorte, peut-on parler de liberté d’expression ? (14)
Dix milliardaires détiennent quatre-vingt-dix pour cent de la presse. (15) Les directions du CSA, France Télévision et Radio France sont nommées par le Président de la République. La campagne qui arrive à son terme s’est accompagnée d’une violence inouïe faite aux candidats proposant un projet remettant en cause l’ordre établi. Poutou méprisé, Asselineau caricaturé, Hamon écrasé pendant les primaires, Dupont Aignan insulté, sans parler du boycott des « micro candidats » ou du torrent de fake news diffusées contre Mélenchon.
Deux blogueurs, l’un soutenant Mélenchon, l’autre l’abstention, parlaient de « flash totalitaire » en reprenant le terme d’Emmanuel Todd qui vise à décrire le sentiment vécu lorsque votre liberté d’expression disparaît momentanément.
Quand le quotidien de référence du pays met au point un outil de contrôle de la pensée, le décodex, tout en diffusant lui-même des fakes news à répétitions (exemples ici, là, là, là et là), doit-on réellement s’inquiéter du flicage des médias effectué par Marine Le Pen ? Sachant que ces mêmes médias sont quasiment unanimes pour promouvoir Macron, que l’équipe de campagne de ce dernier interdit l’accès à son QG à certains médias et fait supprimer des émissions du replay de LCI, où est la différence entre absence d’information et information unanimement partisane ? Dans la nuance sans doute.
Sous le quinquennat Hollande, la France est passée de la 37e à la 45e position dans le classement international sur la liberté de la presse. Cela nous place derrière le Botswana, Trinité-et-Tobago et le Costa Rica. (16)
Et c’est dans cette caricature de démocratie qu’Emmanuel Macron veut exercer le pouvoir.
Macron: un projet européiste et néolibéral
Notre probable futur président souhaite étendre un projet européen qui a abouti à une aberration complète: des travailleurs français employés par des sociétés luxembourgeoises touchent des salaires polonais pour travailler en France.
Au-delà de cette « anecdote », cette Europe a poussé une centaine de milliers de Portugais, un demi-million de Grecs et un million d’Espagnols à l’exil. L’austérité imposée à la Grèce a directement causé la mort de dizaines de milliers de civils et réalisé l’exploit de ramener sur le continent européen les premiers cas de paludisme depuis un siècle. Il faut lire le bilan des politiques de rigueur sur Wikipedia, on n’en ressort pas indemne. (17)
En grand démocrate, E. Macron a d’ores et déjà annoncé sa volonté de réformer le Code du travail par ordonnance, et nous a apporté la preuve qu’il considérait l’état d’urgence comme un moyen d’interdire les mouvements sociaux. Choisissant d’ignorer le fait que seul 10 % des Français soutiennent son projet, il fait pression sur ses opposants pour les enjoindre à voter pour lui par adhésion. Dans la forme, la frontière avec le fascisme de Marine Le Pen est assez floue. (18)
Quand est-il du fond ? Macron ne cherche pas à s’attaquer aux immigrés et Français ne pratiquant pas la bonne religion, certes. Sa violence à lui s’exercera indifféremment sur toute une frange de la population, les classes populaires d’abord et les classes moyennes ensuite.
Pour illustrer cette idée, partons de la devise liberté, égalité, fraternité. Dans le cas de Marine Le Pen, on peut aisément rayer les trois notions.
Chez Emmanuel Macron, la fraternité et l’égalité ne semblent pas une préoccupation non plus, comme le montre sa volonté de baisser les impôts sur les riches tout en augmentant l’austérité. De la même manière, lorsqu’il dit à un gréviste « la meilleure façon de se payer un costard c’est de travailler » et à des jeunes des quartiers « je préfère qu’ils travaillent soixante-dix heures par semaine pour un SMIC plutôt qu’ils zonent ou deal du shit », on comprend que la fraternité n’est pas à l’ordre du jour.
Reste donc la Liberté.
Mais de quelle liberté parle-t-on ? De travailler le dimanche ? De voir la majoration des heures supplémentaires réduites de 25 à 10 % et bientôt zéro ? De rouler dans des cars Macron qui rendent la SNCF déficitaire dans les campagnes et précarisent les chauffeurs ? De se transformer en auto entrepreneur exploité ? D’aller se faire soigner dans des hôpitaux privés remboursés par des mutuelles privées, car la santé publique a été saignée à blanc par l’austérité » ? De transférer sa retraite sur les marchés financiers ? De voir le code du travail, fruit de cent cinquante ans de lutte, remplacé par des négociations inter-entreprises ?
Arrêtons-nous sur un exemple. Emmanuel Macron propose de supprimer les allocations chômage aux demandeurs d’emploi qui auraient refusé deux offres successives.
Une de mes amies travaille comme journaliste depuis cinq ans, spécialisée dans la santé et le bien-être. Au chômage depuis peu, elle a reçu deux offres de pôle emploi: un travail de postier dans une commune située à trente minutes de son lieu de résidence, et une offre de communicante pour une SS2I à une heure de transport. Elle aurait dû renoncer aux allocations pour lesquels elle a cotisé pendant cinq ans, ou changer complètement de métier et de secteur.
Cette violence sociale est-elle préférable au racisme, autrement dit, peut-on hiérarchiser la violence ?
Étant moi-même un homme blanc, mon exposition au racisme subi se limite à quelques anecdotes lors d’un voyage au Japon. Et accessoirement, trois points de suture au visage suite à un coup de poing américain reçu pour avoir été dans la mauvaise banlieue londonienne, au mauvais moment, et avec la mauvaise couleur de peau.
À titre personnel, je ressens la « trahison » de François Hollande et du parti socialiste comme une plus grande blessure, un plus profond traumatisme, comparé à cet épisode d’une violence pourtant bien plus tangible, bien plus physique et recouverte de sang.
La violence du projet Macron
En écoutant les interviews de monsieur Macron, notamment à Médiapart et France 2, et en lisant celui de son chef économiste publié dans l’Obs, le projet En Marche ! se dessine de façon particulièrement transparente.
Une seconde loi travail sera imposée par ordonnance dès l’été, dans le but de remplacer le Code du travail par une négociation libre entre patrons et salariés. À termes, c’est une mutation de la société qui est visée, le salarié devant évoluer vers un statut d’auto entrepreneur pour répondre à une « société de clients », plus ou moins uberisée. Seront ainsi remis en cause tous les acquis sociaux des cent cinquante dernières années. Une protection « individualisée » remplacera la solidarité héritée du Conseil national de la résistance. La retraite par point sera adossée au cours des bourses, et l’assurance maladie privatisée sur le modèle américain. Voilà vers quoi tend la logique du projet Macron, partiellement destiné à être imposé par 49-3, et sous état d’urgence instrumentalisé. (19)
En quoi est-il meilleur que le projet raciste de Marine Le Pen ? Dans les deux cas les pauvres souffriront, bien que dans le second la violence sociale s’accompagnera d’une discrimination raciale.
3) Stratégie électorale: Faut-il voter Macron, blanc ou abstention ?
Nous osons donc rejoindre Emmanuel Todd pour supposer qu’il n’y a pas de hiérarchisation possible de la violence entre les deux programmes présidentiels. La conséquence logique de cette démonstration devrait être l’abstention, ou le vote blanc.
Deux arguments appellent pourtant à considérer le vote Macron.
Le premier concerne la possibilité de lutter contre le projet de chaque candidat. Nous ne pensons pas qu’Emmanuel Macron (ou du moins ce qu’il représente) mérite le terme de démocrate, mais au moins reste-t-il républicain.
Ainsi, malgré toute la barbarie dont a fait preuve le gouvernement Hollande, la répression policière des mouvements sociaux serait plus violente sous Marine Le Pen, et l’opposition bien plus désorganisée et divisée.
Pour autant, la campagne 2017 a montré l’extrême difficulté qu’il y a dans un tel contexte à porter au second tour un candidat proposant un réel changement. Le premier adversaire, comme nous l’avons maintes fois expliqué, n’est autre que le système médiatique dit « traditionnel ». Que ce soit les médias privés ou leurs équivalents du service public. En particulier, les éditorialistes et grands journalistes (Barbier, Salamé, Elkrief, Cohen, Apathie, Joffrin, Pujadas…) ont ouvertement pris position pour Macron et contre Mélenchon (et Hamon, NDA, Asselineau, Poutou… en proportion de leur niveau dans les sondages). (20)
Or, ces « grands médias » qui font « système » écrasent les petits (parfois directement, via le décodex, plus souvent indirectement, par simple avantage concurrentiel lié à leur capacité de financement). On sent qu’ils sont en bout de course, et la victoire de Macron représenterait une telle énormité qu’elle fragiliserait encore plus ce système et créerait un formidable appel d’air pour les médias alternatifs et indépendants.
À l’inverse, la victoire de Marine Le Pen offrirait une chance inespérée de seconde vie à toute cette presse en bout de course que sont Le Monde, Libération L’express et autres. Nous aurions le droit à d’innombrables chroniques de BHL pour dénoncer les ravages du FN, et d’Eric Zemmour par souci de pluralisme. Les vrais philosophes, économistes et sociologues pourront rentrer chez eux. Ce phénomène s’est amplement vérifié aux États-Unis suite à l’élection de Donald Trump.
C’est un second élément à prendre en compte, pour l’émergence d’une presse alternative, paradoxalement, votez Macron !
Ce propos doit cependant être nuancé. Nul doute qu’une loi similaire à la réduction d’égalité de temps de parole ou visant à la censure des youtubeurs sera de nouveau proposée afin de favoriser le maintien au second tour des candidats néolibéraux et de leur allié fasciste.
Un second argument nous paraît plus pertinent. Il a trait au champ des idées. Si Macron l’emporte, la gauche deviendra son opposant naturel, ce qui ouvrirait une voie royale à la victoire des idées progressistes, humanistes et écologistes (auxquels il ne faut surtout pas faire l’erreur d’associer Macron, vous l’aurez compris).
À l’inverse, l’opposition à l’extrême droite sera bien plus confuse, et la gauche nécessairement jugée coupable de la victoire du FN. Les idées xénophobes bénéficieraient alors d’un formidable boulevard. Et les dégâts que cela occasionnerait dans le champ des consciences semblent difficiles à appréhender.
Ce sont ces deux arguments de nature stratégique qui nous paraissent les meilleurs points d’appui pour justifier une préférence à Emmanuel Macron.
4 ) Le dilemme du prisonnier
En sciences économiques, le dilemme du prisonnier est un problème qui sert à démontrer la supériorité de la coopération sur la compétition.
Il s’énonce ainsi:
Suite à un crime, deux suspects sont enfermés dans des cellules distinctes, sans moyen de communication. À chacun, le geôlier fait la proposition suivante:
- Si vous avouez le crime, et que l’autre se dit innocent, il sera libéré et vous serez condamné à dix ans de prison. Et inversement, s’il avoue et que vous affirmez être innocent, vous serez libre sur-le-champ.
- Si vous vous déclarez tous les deux innocents, vous recevrez chacun cinq ans de prison.
- Et si vous déclarez tous les deux coupables, vous recevrez chacun deux ans de prison.
Face à ce choix, la seule option logique consiste à se déclarer innocent. Dans un cas, on est libéré (si l’autre se déclare coupable), dans l’autre, on prend cinq ans. Avouer conduit à 2 ans de prison au mieux, et dix ans au pire.
La coopération pourrait permettre à chaque accusé de ne faire que deux ans de prison, mais les deux prisonniers agissent de façon purement rationnelle, et prennent systématiquement cinq ans.
C’est un peu la même chose avec le second tour de ces élections. Les électeurs de gauche souhaiteraient ne pas avoir à voter pour Macron, et si possible le voir l’emporter par une faible marge.
En effet, voter Macron cautionne cette prise d’otages électorale, donc appelle à sa répétition. Tant que le front républicain fonctionne convenablement, nos dirigeants et les médias qui les soutiennent n’ont aucun intérêt à combattre le FN, à par deux semaines tous les cinq ans. En clair, il paraît légitime de refuser de se soumettre à cette dictature électorale appelée à se prolonger ad vitam aeternam.
Ainsi, si tous les électeurs mécontents s’abstiennent, Macron sera élu à 52 % avec 55 % de vote blanc et d’abstention.
Si seuls les mécontents de gauche s’abstiennent, et que les mécontents de droite votent Le Pen, elle l’emporte.
Si tous les mécontents de gauche votent Macron, il gagne très largement.
La différence avec le dilemme du prisonnier provient de l’existence des sondages, qui introduisent une certaine capacité à prédire le comportement des autres électeurs. Mais si tous les électeurs de gauche s’abstiennent précisément parce que Macron est donné vainqueur à 60 %… il perdra.
Selon cette démonstration, il faut nécessairement être en paix avec l’éventualité d’une victoire de Marine Le Pen pour s’abstenir ou voter blanc. Ou au minimum, accepter de prendre ce risque pour combattre le chantage électoral du vote utile.
Conclusion
Une piste permet néanmoins d’introduire une différence hiérarchique entre Macron et l’extrême droite. La violence décrite en début d’article en cas de victoire du FN arrivera quelques soient les résultats des législatives, et quelque soit l’attitude adoptée par Marine Le Pen. Celle de Macron pourra être évitée, ou limitée, à travers les législatives.
À cette analyse logique vient s’ajouter, en ultime recours, l’émotion. Clairement, le comportement des médias et d’Emmanuel Macron pousse les électeurs de Mélenchon vers le vote blanc. Mais ces derniers sont généralement victimes d’un biais social qui les conduit essentiellement à lire des articles pro-Macron, ce qui contribue à alimenter leur colère.
Pour ma part, le seul remède que j’ai trouvé à cette impulsivité est d’écouter les discours de Marine Le Pen et d’aller faire un tour sur les sites d’extrême droite. Sur internet, l’horreur de l’idéologie raciste et sa détestation de la gauche apparaissent dans toute sa splendeur. Le débat de Mercredi aide également.
Mais on en revient toujours à la même question, peut-on réellement hiérarchiser le mépris, la bêtise et la violence ?
- Lire cet article de Bastamag qui fait le bilan des violences post victoire de Trump et du Brexit.
- Lire cet article de Médiapart qui listes les pouvoirs de nomination du président
- Lire ce billet Mediapart reprennant les citations des députés candidats FN dans le 31
- Sur l’attitude du FN vis-à-vis de la presse, lire par exemple cet article du Figaro
- Lire cette analyse du programme économique du FN par les Economiste Atterrés
- Lire cet article de Bastamag qui reprend les votes FN au parlement européen
- Le monde diplomatique, La duplicité économique du Front National, Mais 2017
- Dans le livre « Un président ne devrait pas dire ca », Francois Hollande confesse l’usage politique de l’Etat d’urgence. Politis à par ailleurs révélé l’assignation à résidence de deux manifestants et photographes / journalistes couvrant les mouvements contre la loi travail.
- Voir les communiqués des syndicats CGT et Alliance dénoncant les consignes du gouvernement
- Lire ce bilan des violences lors des manifestations contre la loi El Khomri, cœurs sensibles s’abstenir.
- Lire ce premier bilan des perquisitions dressé par médiapar et la liste des débordements des perquisitions sous Etat d’urgence ici.
- France info : Emmanuel Macron veut appliquer l’Etat d’Urgence en Guyanne
- Sur ce paragraphe, je vous invite à entrer chaque affirmation dans Google pour les vérifier afin de ne pas surcharger les sources. Ici l’article du Monde sur le recul de l’espérance de vie.
- L’étude de Marianne sur m’impact de la réforme du temps de parole est à lire ici
- Lire cet excellent article de synthèse de Bastamag sur le pouvoir délirant de la presse privée.
- Le classement 2016 de reporter sans frontière disponible ici
- Lire par exemple cette enquète de bastamag sur le dépeuplement du Portugal suite aux politiques d’austérités
- D’après les Echos , seuls 55% des électeurs de Macron auraient voté pour lui par conviction. 55% de 24% avec 20% d’abstention donne 10% de convaincus.
- Le projet économique d’Emmanuel Macron est explicité par son chef économiste dans cet interview débat donné à l’Obs :
- Cf Acrimed.org
2 réactions au sujet de « Le dilemme du prisonnier »
Bonjour. Très bonne analyse.
Cette présidentielle restera dans les annales.
Quasiment inconnu des français il y a 3 ans, Macron va devenir à 39 ans président de la république. Mais un président déjà haï avant même d’avoir commencé son mandat.
Merci !
Il reste les législatives mais à priori cette campagne là risque de nouveau de tourner à la mascarade…