Interview: Dans la peau d’un trader
Après dix ans de hausse soutenue, les marchés financiers semblent vaciller sous les effets d’annonce de Donald Trump et les répercussions macroéconomiques du plein emploi aux États-Unis. Doit-on redouter une nouvelle crise financière ?
Nous avons interrogé un trader expérimenté, afin de recueillir son point de vue sur son métier, la stabilité des marchés financiers, et sa vision de l’économie.
Pourquoi et comment devient-on trader, que faut-il penser de l’intelligence artificielle, des cryptomonnaies, du revenu universel, des inégalités, et du rôle de la finance dans l’économie ? Un entretien « grand format » exclusif.
« Je voulais absolument gagner ma vie, et bien »
Politicoboy : Bonjour Thomas H*, et merci d’avoir accepté cet entretien. Vous exercez le métier de trader depuis sept ans. Quelle formation avez-vous suivie et quelles étaient vos motivations pour exercer ce métier ?
Thomas H* (à sa demande, son nom a été modifié) : Pour être honnête, c’est un coup de hasard. Après le lycée français de Londres, j’ai suivi une classe prépa Maths Sup – Maths Spé à Paris, puis intégré l’école des Mines de Nancy. Les cours étaient ennuyeux, il suffisait de les apprendre par cœur la veille des exams pour avoir son semestre. Heureusement, la dernière année de master était plus libre, j’ai pu l’effectuer dans une grande université britannique, option pétrole et énergie.
Pourquoi le pétrole ?
Je voulais absolument gagner ma vie, et bien. Je savais que le secteur était dynamique. À la fin du master, j’avais des offres d’emploi de plusieurs boites pétrolières, dont Total. Mais un ami m’a encouragé à visiter un forum de recrutement où une entreprise de trading proposait un test de calcul mental, avec la dernière Nintendo DS comme premier prix. Il s’agissait d’un questionnaire de 80 questions chronométrées en huit minutes. Chaque mauvaise réponse faisait perdre des points. J’ai gagné la Nintendo, et le recruteur m’a encouragé à postuler chez eux. Pendant les entretiens, j’ai découvert un monde très réactif, où la prise de décision est permanente. Cela correspondait parfaitement à mon caractère. À la réception de l’offre d’emploi, j’ai dû effectuer mon premier trade. Soit je faisais carrière dans le pétrole, soit je tentais ma chance en tant que trader. En cas d’échec, je pouvais retourner vers le pétrole. Je voyais ça comme une option gratuite. Avec le recul, c’est le meilleur trade de ma vie.

Comment se sont passés vos débuts dans le trading ? L’image renvoyée par les films est-elle pertinente ?
Je connais des traders qui ont débuté dans des banques classiques. Sans tomber dans l’image renvoyée par les films, c’est un milieu très formel, costard-cravate, avec une structure hiérarchique verticale, en effet. Chez nous, par contre, on s’approche plutôt de la start-up de la Silicon Valley, tout le monde est en jean, baskets, t-shirt. La structure est assez horizontale du point de vue managérial, et vous avez des responsabilités rapidement. On commence par un mois de formation avec cours théoriques et contrôle continu, puis on est mis sur un poste pour traiter du vrai argent.
Quelle est l’ambiance dans l’équipe à votre arrivée ? Est-ce un milieu compétitif ?
C’est un peu la continuité de la fac, les gens s’entraident. Il y a un esprit de groupe, encouragé par notre système de rémunération. Après, le secteur est très compétitif. Le marché est vivant, il évolue en permanence, et personne ne va pleurer sur le sort d’un opérateur qui fait une erreur. Tout le monde bosse énormément, l’analogie de la classe prépa est pertinente.
Pouvez-vous me décrire une journée typique ?
On arrive au bureau un peu avant huit heures. Les futurs, qui sont des instruments financiers indexés sur différents actifs, ouvrent à huit heures. On essaye de voir comment les marchés ont bougé, les évolutions aux États-Unis pendant que les bourses étaient fermées en Europe. À huit heures et demie, on se retrouve en meeting avec les autres traders pour analyser ce qui s’est passé pendant la nuit et les choses à prendre en compte pour la journée. À neuf heures, le marché ouvre en Europe. On travaille non-stop jusqu’à la fermeture à dix-sept heures trente. Il n’y a pas de pause, le marché ne s’arrête pas pour toi. Le pic d’activité a lieu après l’ouverture à New York, entre 15 h 30 et 17 h 30. C’est là qu’on traite les plus gros volumes. À la fermeture du marché (17 h 30), on fait le bilan de la séance, cherche à améliorer nos systèmes. On travaille avec les développeurs pour optimiser nos automates. La journée se termine entre 19 h et 19 h 30. Le weekend, par contre, le marché est fermé, les traders ne bossent pas.
Quel est le niveau d’intensité et de stress ?
On traite plusieurs milliers d’ordres par jour, dont dix pour cent manuellement, la moitié au téléphone et l’autre directement à l’écran. C’est intense, mais je ne dirais pas que c’est stressant. Le stress vient du fait que tu ne sais pas ce que tu fais, et un bon trader sait ce qu’il fait.

De mémoire, quel a été votre pire trade ?
Dans mes premières années, j’ai perdu un demi-million d’euros sur un seul trade. Le pire, c’est que je me suis rendu compte de mon erreur dans la minute. J’ai pu récupérer ça dans la journée et fermer ma position. Si j’avais attendu une semaine, j’aurais perdu deux millions.
Sur ce genre d’erreur, est-il possible de se faire licencier ?
Oui, bien sûr. Mon chef m’a convoqué dans son bureau le soir même. Je me suis dit, « ça y est, je viens de perdre mon emploi ». Il m’a demandé ce qu’il s’était passé, il a vu que j’avais compris mon erreur et m’a dit « écoute, ça arrive, soit plus prudent la prochaine fois ».
Et votre plus gros trade ?
Cela doit se situer autour de 2,5 milliards d’euros.
De bénéfice ?
Non, ça, c’est mon plus gros volume. Le plus gros profit, c’était le 15 octobre 2014, le marché était en panique, il venait de bouger de 7 %. Un opérateur se trouvait à découvert sur des options à vendre, il devait racheter 4500 lots. J’ai réalisé six cent mille euros de profit sur ce trade.
« L’avantage d’avoir de l’argent, c’est de pouvoir se faire plaisir sans se faire de souci »
Quelle est la principale qualité d’un trader ? La prise de risque ?
La constance. Comme chez un joueur de poker qui maîtrise les probabilités et reste fidèle à sa stratégie, quelles que soient les circonstances, sans perdre son sang froid. Ça, et la capacité à prendre une décision à partir de très peu d’éléments.
Quel était le niveau de rémunération votre première année ?
En brut, mon salaire à l’embauche était de 59 k euros, et mon premier bonus, cent mille euros.
Et votre meilleure année ?
Un million quatre cent mille.
Comment profitez-vous de cette rémunération, quels sont vos loisirs ?
Avant d’avoir des enfants, principalement dans les voyages, en allant dans de beaux hôtels, sans trop regarder à la dépense. Pour se faire plaisir, quoi. C’est ça l’avantage d’avoir de l’argent, c’est de pouvoir se faire plaisir sans se faire du souci, et plus souvent. Disons que là où certains vont faire une étoile Michelin une fois par an, pour moi c’est plutôt une fois par mois. Si je veux m’acheter le dernier iPhone, je le fais sans me soucier du prix. C’est ça le privilège, mais sans tomber dans l’excès. Je n’ai pas de voiture de sport ni de montre de luxe. Pas de drogues ni rien d’extravagant non plus. Niveau loisir, ma passion c’est le golf, pour avoir grandi en Angleterre. Mais maintenant, avec mes deux jeunes enfants, je n’ai plus le temps de pratiquer.
Et comment placez-vous vos économies ?
Principalement dans l’immobilier et en parts sociales dans ma boite, qui n’est pas cotée en bourse. Et le reste, disons quinze pour cent, en cash. (cash = sur livret bancaire, NDLR).
Rien en bourse ?
Non, je n’ai tout simplement pas le temps d’étudier les marchés d’actions. J’applique mon raisonnement de trader, comme je n’ai pas assez d’information, je ne traite pas. Par contre, je me suis autorisé une petite largesse en traitant un peu de cryptomonnaie. J’ai acheté un peu d’Ethereum à 500 euros, il y a deux trois semaines quand il y a eu le crash, et j’ai revendu ça à 700. Mais ce sont des sommes relativement petites, j’avais placé dix-sept mille euros. Je me suis dit, si je perds cet argent, ce n’est pas grave.

Les cryptomonnaies, peut-on dire que ce sont des produits purement spéculatifs ?
D’expérience, c’est un marché qui n’est pas mature, pas régulé et extrêmement spéculatif. Donc il y a un risque de manipulation des cours, certains très gros acteurs peuvent le faire. Je trouve cela assez malsain.
Pour reprendre le fil de notre discussion, vous vous voyez exercer votre métier encore longtemps, ou bien avez-vous un objectif à atteindre avant de raccrocher ?
Au départ, je pensais tenter ce métier avant de revenir vers le pétrole. Une fois que j’ai vu que ça commençait à marcher, je me suis dit : premier objectif, avoir un million avant vingt-huit ans. Je l’ai eu à 27, donc j’étais content. Maintenant mon but c’est cinq millions. Quand tu as cinq millions, tu peux vivre dans une ville occidentale, même Paris, très aisément. Le but est d’acheter un appartement pour toute la famille et d’avoir de l’argent en réserve pour vivre confortablement, pouvoir aller en vacances, etc.
Et après ?
Après, je n’ai pas de projet précis. Comme je le disais, un de mes loisirs, c’est le golf. J’aimerais pouvoir y jouer plus souvent. J’ai une clause de non-compétitivité qui m’interdit de rejoindre une autre boite de trading pendant un an. Après, je pense que je suis trop mordu des marchés pour ne pas y retourner à un moment donné.
« S’il suffisait de vendre haut et d’acheter bas, si c’était facile de faire des millions sur les marchés, tout le monde le ferait. »
Merci pour ces réponses. Je voudrais aborder votre activité et votre vision de l’économie. Votre employeur est une société indépendante, quels sont les niveaux d’exposition et votre poids ? Pourriez-vous être le prochain Jérôme Kerviel ?
Alors, c’est important de noter que notre boite traite uniquement ses fonds propres, et non l’argent de clients extérieurs. Le capital est détenu par les fondateurs et certains de ses traders, comme moi. En termes d’exposition, nous avons des limites très contraignantes, qui font qu’un trader ne peut pas perdre plus de deux ou trois millions, peut-être cinq en le faisant exprès, mais certainement pas des milliards.
Vous traitez des options indexées sur des indices européens, en quoi consiste votre activité et comment dégagez-vous un profit ?
Cela consiste à fixer des cotes pour les options (les options sont des assurances sur des actions cotées en bourse), donc de proposer des prix d’achat et des prix de vente de ces options, de façon continue. Ensuite, tout investisseur peut acheter ou vendre en fonction, et je fais ma marge sur la différence entre les deux prix, ce qu’on appelle le spread. C’est comme un bureau de change à l’aéroport, qui vend les dollars à un premier taux et les achète à un second taux, et se paye sur la différence. Notre marge est bien plus faible, mais le principe est comparable.
Peut-on considérer cela comme de la spéculation ?
Alors, ce n’est pas de l’argent gratuit, s’il suffisait de vendre haut et d’acheter bas, je pense que tout le monde le ferait. Là où cela devient risqué, c’est que vous n’êtes pas sûr d’acheter et de vendre en même temps, du coup, nous avons souvent un inventaire, on est obligé de prendre des positions. C’est là qu’on peut dire que potentiellement, on spécule. Mais l’intention n’est pas de spéculer. L’intention est de montrer des prix pour que les spéculateurs traitent avec nous. On peut faire une analogie avec un casino. Le casino fixe des cotes à ses jeux, pour inciter les clients à jouer. Si vous considérez que le casino spécule, alors je spécule. Sinon, je ne spécule pas.

Pensez-vous que votre activité est utile au fonctionnement de l’économie ?
Il faut comprendre ce que je traite. Je traite des options, qui sont des assurances sur des actions. Les actions ont une utilité, par exemple, si on regarde les fonds de pension, qui ont besoin de dividendes, de rentes, tous les ans pour payer les retraites de leurs clients. Or ils ont besoin d’assurance pour garantir le versement des retraites. Donc il y a une demande naturelle pour les options. C’est évidemment utile… si on considère que les fonds de pension ont un sens.
Si on prend la question de façon plus globale, pensez-vous que les marchés financiers soient utiles ?
Alors, il faut faire la différence entre le marché financier primaire et le marché secondaire. Le marché primaire, en gros, c’est les banques qui prêtent aux entreprises pour financer des projets, aux PME comme aux multinationales. Ensuite il y a un marché secondaire qui est là pour évaluer le risque de ces prêts. Ce qui permet de réduire les risques des banques, donc des PME, des entrepreneurs…
Et la spéculation qui s’ajoute là-dessus, ça n’introduit pas un risque ?
Quand vous dites « spéculer », vous introduisez une connotation négative. Un acteur du marché spécule quand il n’est pas en accord avec l’équilibre du marché, donc prend une position sur ce marché. Les spéculateurs sont nécessaires pour établir un équilibre de l’offre et de la demande. Sinon vous n’avez pas de donnée pour connaître la valeur de votre actif. La spéculation réduit la volatilité des prix, car elle introduit davantage de points de référence dans le marché.
Dans les années 1950-1980, la sphère financière était beaucoup moins développée, et pourtant la croissance de l’économie était bien plus forte que ce qu’on a pu observer ces vingt dernières années.
Je pense que mettre en parallèle l’essor de la sphère financière et le ralentissement de l’économie, non, c’est une coïncidence pure. Pourquoi je dis ça ? Pour moi, à la sortie de la guerre, il y avait beaucoup de choses à reconstruire, donc il y avait une croissance évidente. Une fois que cela a été fait, chaque progrès devient plus compliqué. Depuis Internet, il n’y a pas eu de réel changement technologique qui ait modifié la donne. Il y a vingt ans, tout le monde avait déjà une voiture, un frigidaire…
Mais la financiarisation de l’économie, la recherche de profit de court terme, n’est-ce pas cela qui freine les grands projets tels que ceux lancés dans les années 60 ? Aujourd’hui, aux États-Unis par exemple, il y a énormément de choses à refaire, des routes, des ponts, des lignes ferroviaires.
Je pense que la financiarisation a permis de rendre les procédés efficaces, et l’accès au financement plus facile. L’indice de volatilité n’a jamais été aussi bas qu’en 2017, ce qui rend les marchés plus stables que par le passé. Certes on a connu des crises, résolues de façon très discutable, mais qui ont permis de mettre en place des régulations qui limitent les comportements trop spéculatifs et les prises de position avec de larges effets de levier.
Les Hedge Funds qui recherchent les profits de court terme…
Il y a beaucoup d’entreprises qui ont pour but de faire de l’argent sur les marchés financiers. Ces gens-là, quand ils réussissent bien, je dis bien quand ils réussissent bien, car il y a beaucoup de fonds qui font faillite, des gens qui ont mis leur argent et ont tout perdu… Dans le marché, quand quelqu’un perd, quelqu’un gagne en face. Donc les fonds qui ont constamment gagné depuis longtemps, ceux-là ont beaucoup d’argent, oui. Mais ils ont une utilité, car vous avez besoin de spéculateurs pour équilibrer et stabiliser le marché. Je ne dis pas que la quantité d’argent qu’ils font soit juste, mais si c’était facile de faire des millions sur les marchés, tout le monde le ferait.

L’apparition des algorithmes et du trading à haute fréquence constitue-t-elle un progrès, ou contribue-t-elle à déstabiliser le marché ?
Je pense que c’est un progrès, dans une certaine mesure. Les inefficacités du marché sont moindres, et pendant moins longtemps. Sans ces mécanismes, les marchés seraient plus volatils. Après, pour des raisons plus fondamentales, ces mécanismes peuvent parfois induire de la volatilité, lorsqu’un gros acteur veut vendre ou acheter de gros volumes. Dans le passé, les krachs se faisaient aussi, mais dans une échelle de temps différente. En 1929 la chute s’est passée en une journée, mais les trades se faisaient à la voix. Avec les mécanismes modernes, on aurait observé la même baisse, mais en quelques minutes. Cela fait peur mentalement, mais théoriquement parlant on traiterait les mêmes volumes, de façon plus efficace.
L’intelligence artificielle va-t-elle mettre les traders au chômage ?
Absolument, et c’est la fonction des traders, chez nous. Mon but, c’est d’automatiser mes tâches au maximum. La première étape c’est l’automatisation de procédés simples. La seconde, c’est l’intelligence artificielle, qui pourrait prédire les évolutions du marché et prendre des décisions. Et oui, il y a des gens qui travaillent là-dessus. En même temps, c’est utile, car cela rend le marché plus efficace, plus stable.
« Une correction dans les six prochains mois est possible (…) mais le risque de devoir recapitaliser les banques est beaucoup moins élevé qu’en 2008 »
Je voudrais parler un peu plus de la stabilité des marchés, des risques de crises et de la situation économique. Les différentes annonces de la Fed, puis de Donald Trump, ont fait quelque peu vaciller les marchés. Que peut-on dire sur l’état des marchés ? Sont-ils résilients, fébriles ?
Il y a trois mois, tous les indicateurs étaient au vert. Mais après les remarques de Trump sur le commerce, le marché est sous pression pour retrouver un équilibre. Avec la situation politique en Europe, la montée de l’extrême droite en Italie en particulier, la hausse de l’inflation au niveau mondial, la hausse des taux d’intérêt qui se fait plus vite que la croissance, tout cela peut déstabiliser les marchés, oui. Une correction dans les six prochains mois est possible.
D’un point de vue historique, les crises financières sont survenues à intervalles réguliers. Les bourses sont en progression plus ou moins constante depuis une dizaine d’années. Pensez-vous qu’on se dirige vers une nouvelle crise ?
Je pense que ce que Trump va dire dans les six prochains mois va dicter la couleur des marchés. Il y a des facteurs moins tangibles et sans effet direct sur le système financier, mais qui créent de la volatilité et l’incertitude qui peuvent, à mon avis, avoir un effet négatif, vers la baisse.
Dans l’hypothèse d’un krach boursier, quelle qu’en soit la cause, pensez-vous qu’il serait plus violent qu’en 2008 ?
Je pense que cela serait moins violent qu’en 2008, parce qu’on a introduit des régulations qui limitent les effets de levier et donc évitent des krachs aussi sévères. Le risque de devoir recapitaliser les banques est beaucoup moins élevé.
« C’est facile à dire pour quelqu’un qui n’a pas d’argent, qu’il faut taxer les personnes les plus aisées »
Je voudrais conclure cet entretien avec des questions plus politiques. Que pensez-vous de la décision d’Emmanuel Macron de supprimer l’ISF sur les actifs financiers (le capital mobilier) ?
Bon, je n’ai pas une connaissance approfondie de ces questions. Mais qu’une personne qui achète un appartement de 1,3 million d’euros paye l’ISF, je trouve cela normal, car il s’agit d’argent bloqué qui ne contribue pas à l’économie. Par contre, si vous avez 1,3 million dans des actions, vous investissez dans différentes entreprises… là vous créez une dynamique dans le marché. Donc oui, je pense que c’est une excellente décision.
Ne faudrait-il pas augmenter l’impôt sur les plus hauts revenus ?
La France impose déjà énormément. Il faut regarder la réalité. Par exemple, il y a beaucoup de Français sur la place financière de Londres. Pourquoi ? Parce qu’on y paye moins d’impôts. Ces gens ont du pouvoir d’achat et ne le dépensent pas en France. Et pourtant ils sont français, ils ont utilisé l’Education nationale. Ça fait mal au cœur. Quand Macron a introduit, sous Hollande, la loi des impatriés, je pense que c’était une excellente idée pour inciter ces jeunes Français qui ont fait beaucoup d’argent à l’étranger à rentrer payer leurs impôts en France. Pour moi il vaut mieux payer quelque chose que de ne rien payer. Et c’est encore dans un esprit de trader, dans un esprit de raison, et non pas d’éthique. À chaque fois qu’on augmente les impôts, on voit qu’il y a un exode de personnes, et les recettes diminuent.
Pour vous, augmenter les impôts provoque un exode qui fait baisser les recettes fiscales ?
C’est facile à dire pour quelqu’un qui n’a pas d’argent, qu’il faut taxer les personnes plus aisées, mais je peux vous assurer que moi, par exemple, rentrer en France me coûterait trop cher. Je ne suis pas prêt à perdre 40 % de mes revenus. Mais si je ne perdais que 10 % de mes revenus, je rentrerais en France. Je pense que c’est une logique absolument normale. C’est vrai que c’est difficile pour quelqu’un qui n’a pas beaucoup d’argent de se mettre dans la peau de quelqu’un qui en a beaucoup. Mais les gens qui ont de l’argent font des choix très raisonnés. Quand je pèse le pour et le contre, des incitations comme la loi des impatriés qui donne un privilège temporel me parait un bon compromis.
Warren Buffet disait en 2005 « Il y a bien une lutte des classes, mais c’est ma classe qui la mène et qui est en train de la gagner ». Selon lui, les baisses d’impôts mises en place par Donald Trump devraient lui rapporter 29 milliards de dollars en 2017. Pensez-vous que l’on puisse effectivement parler de lutte des classes, et si oui, de quel côté de cette lutte vous situez-vous ?
En Europe la situation reste différente par rapport aux États-Unis. Mais les inégalités augmentent et vont continuer d’augmenter, parce qu’on est en train d’automatiser plein de travaux. La robotisation du travail est un problème drastique, un problème majeur. Les plus intelligents ou habiles seront les derniers à être remplacés, et les plus intelligents, en général, sont ceux qui font le plus d’argent. Benoît Hamon avait des idées extrêmement pertinentes par rapport à ça. La taxe sur les robots, c’était le meilleur argument de la campagne présidentielle.
Cette taxe était proposée pour financer le revenu universel. Vous seriez favorable à un revenu universel ?
Non, je suis pour la taxe robot. Je ne l’utiliserais pas pour financer un revenu universel, mais pour remplir les caisses de l’État. Après, pour redistribuer la richesse, je pense qu’il y a d’autres choses, les écoles, des aides plus ciblées là où il y a des besoins. Mais pas un revenu universel, non. Je verrais quelque chose de plus cadré. Taxer les entreprises de manière générale, cela n’a pas de sens, mais taxer l’automatisation du travail, c’est ce que j’ai entendu de plus intelligent pendant la campagne présidentielle.
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Propos recueillis par Politicoboy via visioconférence le 2 mars 2018.
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Notes :
Par souci de concision et de clarté, certaines réponses ont été brièvement éditées. Thomas H, qui désire conserver l’anonymat pour raison professionnelle, a relu le texte avant publication au cours du mois d’avril. Les rares modifications portaient sur des points techniques. La publication tardive est due à une hiérarchisation de l’actualité (mouvement social) et un manque de temps de notre côté.
5 réactions au sujet de « Interview: Dans la peau d’un trader »
Merci. Cette plongée dans la bulle dogmatique d’un homme exerçant une activité nuisible et parasitaire est édifiante. Il est impressionant d’observer la cécité mentale et sociale que peut créer l’autojustification. Il est vrai qu’être lucide sur sa situation signifierait soit être en proie à des dissonances morales dures à encaisser, soit sombrer dans un cynisme extrême.
Les traders ne sont pas les seuls à se rassurer grâce à des constructions idéologiques coupées de la réalité. Toute personne en position de pouvoir illégitime fait de même et conserve l’estime de soi par des artifices.
Maintenant, comment insuffler un peu de lucidité dans cet univers clos? Car il est triste de voir de brillants étudiants devenir ainsi des « immoraux » satisfaits d’eux-mêmes. Notre société en pâtit.
Max vous avez raison…
Mais comme vous le dites entre les lignes, cette personne ne fait que profiter d’un système en place et c’est bien pour cela qu’il pense qu’on va forcément vers des inégalités se creusant… il a sa logique qui n’est pas la votre ni la mienne.
Ensuite, ce qui est fou c’est qu’une personne avec de telles connaissances ne voit pas la « perversité » du système, qu’il ne comprenne pas qu’une plus juste répartition serait possible sans toutefois « tuer les riches », l’activité boursière et je ne sais quoi d’autre
Enfin, ce qui m’interpelle une fois de plus c’est l’égoïsme des gens : il sait qu’il doit « tout » à l’école francaise mais ne ferai pas l’effort de payer trop d’impôt pour le pays dont il est originaire et qu’il aime… pourtant il devrait applique le principe de ses sorties et hobbies : il faut savoir payer pour ce qu’on aime
Merci pour cet excellent interview qui respecte le point de vue du trader et qui insiste sur le fait que nous vivons dans une économie mondialisée dans laquelle la France ne pourrait s’isoler avec un système protectioniste souhaité par certaines formations politiques d’extrème gauche ou d’extrème droite.
Légère déception. Thomas H n’exprime rien que de très convenu : en gros il tient des propos « mainstream » sur tous les sujets abordés et ne prends aucune des perches qui lui sont tendues. Bref, circulons, car à part le « business as usual », il n’y a rien à voir…
Ceci étant, l’idée de faire ce genre d’interview est excellente !
Je trouve excellente l’idée de laisser libre cours au discours de ce trader, sans chercher à l’orienter trop grossièrement. En effet, il ne prend aucune des perches qui lui sont tendues et reste étonnamment en phase avec son milieu d’un point de vue idéologique.
Je connais moi-même un trader (plus petit sans doute) qui a un peu plus de sens critique et qui ne pense pas nécessairement que son métier soit très utile (mais ça ne l’empêche pas de toucher son salaire ni de dormir).
Quoi qu’il en soit, il est toujours intéressant de connaître le point de vue des gens avec qui on n’est pas d’accord, même si j’aurais aimé avoir plus de détails techniques et de première main sur ce métier et sur ses conséquences sur l’économie réelle…