Retraites : l’arnaque du siècle ?
La réforme des retraites aura-t-elle lieu ? Pas dans la forme promise par Emmanuel Macron. Les multiples concessions accordées aux régimes spéciaux ont d’ores et déjà enterré son caractère universel et « équitable ». Quant au recul immédiat de l’âge de départ, que le président jugeait en avril 2019 comme « hypocrite », mais que le gouvernement estime désormais nécessaire, il fera probablement l’objet d’une concession. De toute façon, le système actuel est déjà à l’équilibre, comme le martelait le candidat Macron en 2017.
Alors, pourquoi faire cette réforme ? Pris dans le marasme des grèves et des blocages durant notre retour annuel en France, cette question nous semblait sans réponse. À moins de prendre le temps de comprendre ce qui se joue avec le système par points, dont le gouvernement lui-même a reconnu la finalité : baisser les pensions pour encourager la bascule vers un système par capitalisation. Le fonds d’investissement Blackrock, dont le PDG de la filiale française vient d’être décoré de la Légion d’honneur, se frotte les mains après avoir conseillé le gouvernement sur le contenu de la réforme. Pendant ce temps, la population se trouve « prise en otage » par le conflit social. Reportage et explications.
1) Une prise d’otage ?
« J’espère qu’ils ne vont pas nous gâcher les vacances, avec leurs grèves ». En porte d’embarquement du vol Air France Houston-Paris, l’hostilité envers le mouvement social est palpable. « Pour défendre ses privilèges, y’a du monde, mais pour faire des efforts, c’est autre chose » se plaint une quinquagénaire. En cette journée d’action du 12 décembre, seuls les vols nationaux sont perturbés, les voyageurs long-courriers peuvent siroter leurs coupes de champagne sereinement. La une des journaux mis à leur disposition trahit une hostilité grandissante envers les grévistes, qui fait écho au sentiment général de l’aéronef. Pourtant, une fois arrivés à destination, un tout autre spectacle nous attend.
Aucun RER, pas de métros et quatre cents kilomètres de bouchons. Deux heures de taxi sont nécessaires pour rejoindre le centre-ville. « Les Français aiment bien faire grève », plaisante notre chauffeur d’origine vietnamienne, un « boat people » réfugié en France depuis l’adolescence. « Pour nous c’est une grosse perte d’argent, on roule à vide des heures dans les bouchons et on met deux fois plus de temps à faire une course. Uber, ils mettent une surcharge, nous on est en tarif fixe et régulé ». Sa retraite aussi est menacée par le gouvernement. Au train où Uber concurrence illégalement sa profession, la licence de taxi qu’il comptait revendre pour assurer ses vieux jours risque de ne plus valoir grand-chose. « Nous aussi on s’organise et on fait grève contre Uber, mais la région ne nous écoute pas ». Le lendemain, à un autre chauffeur, on tentera un « quel désordre, ça serait bien que le gouvernement cède enfin ». « Le gouvernement, il est au chaud à boire du vin et manger des petits fours, y’a pas plus pourri ! ». Au moins, le ton est donné.
Le soir de notre arrivée, il nous est impossible de rejoindre des amis pour un dîner de retrouvailles planifié des mois à l’avance. Aucun taxi, aucun métro, même Uber ne répond plus. Sous la pluie battante, le chaos est total. De 17h à 20h, des colonnes de taxis rouges bloqués dans les bouchons avancent moins vite que les piétons réfugiés sous leurs parapluies. Les restaurants et cafés sont vides. « C’est terrible, la moitié du personnel n’a même pas pu venir travailler aujourd’hui » nous confie un restaurateur furieux. Pas de train le lendemain pour rejoindre la famille en province non plus. Comme des millions de Franciliens et de Français, nous sommes « pris en otages ». Mais par qui ? Par des « privilégiés » accrochés à leurs régimes spéciaux, ou par un président de la République déconnecté de son peuple qui « a l’intime conviction que ne pas faire la réforme, c’est perdre la prochaine présidentielle », selon un ministre cité par Médiapart. Voir la capitale entièrement bloquée par quelques milliers de salariés déterminés témoigne de notre puissance, à nous, les travailleurs. Et de l’entêtement d’un gouvernement insensible à la souffrance des Français.
Car de la souffrance, ce président en fabrique à la pelle. Dans Paris, elle transpire à chaque rencontre. « Ils ont fait exprès de mettre leur réforme à la con en période de fête pour mettre la pression sur les syndicats », peste un chauffeur de taxi qui va perdre la moitié de son revenu de décembre dans les bouchons. « Je suis allé au salon du meuble, il n’y avait personne, j’ai perdu un quart de mon chiffre d’affaires pour l’année », s’énerve un patron de PME. « Le problème, c’est que notre lutte passe au second plan » nous confie une infirmière en grève. « À l’étage du dessous, ils sont tous en burn-out, ce ne sont plus que des remplaçants. Dans mon service, l’ambiance est géniale, mais je pense bientôt démissionner. C’est ça ou le burn-out, et après bon courage pour remonter la pente ». Les enfants cancéreux de l’hôpital Necker devront bientôt se passer de ses sourires, elle a été dégoûtée de la profession en à peine trois ans du fait des cadences infernales et démissions en série de ses collègues en bout de course.
Comment justifier un tel massacre ? Pendant les fêtes, on nous offre des pistes de réflexion. Un médecin, un oncle expert-comptable à la retraite, une dentiste, une tante CSP+ et un ostéopathe nous rabâchent le même refrain : « il faut bien faire des efforts pour financer le système », auxquels certains osent ajouter « on vit plus longtemps alors il faut travailler plus longtemps ». Mais où est-ce que tous ces gens « éduqués » se désinforment-ils ainsi ? Ne savent-ils pas que le système est déjà financé, comme l’expliquait Emmanuel Macron en 2017, comme le confirment la Commission européenne et le fameux rapport du COR ? Et que le « travailler plus longtemps » en situation de chômage de masse est une idiotie dont l’hypocrisie se trouvait dénoncée en avril 2019 par le président de la République lui-même ?
2) L’argument budgétaire ne tient pas : le système actuel est financé jusqu’en 2070
Le dernier rapport du COR (Conseil d’orientation des retraites, un organisme indépendant) commandé par le gouvernement pour justifier sa réforme prévoit un déficit temporaire de 8 à 17 milliards d’euros d’ici 2025. Pour le gouvernement, ce chiffre justifierait une réforme d’ampleur, dont la finalité sera de plafonner les dépenses à 14 % du PIB, conformément aux recommandations de la Commission européenne. Le gouvernement a en effet de nouveau récemment affirmé sa volonté de faire des économies devant les organisations syndicales et patronales.
Pourquoi 14 % de PIB, et pas 13 ou 15 % ? On ne sait pas. La Commission européenne estime dans ses recommandations de 2017 que le système français est trop généreux comparé aux autres pays européens, mais le taux de pauvreté des retraités allemands (10.1 % de dépenses du PIB alloué) est de 19 %, contre seulement 7 % pour la France, qui conserve le système le plus performant du monde en matière de lutte contre la pauvreté et de niveau de prestations. [1]
Puisque le nombre de retraités va augmenter et que les dépenses vont être plafonnées, les pensions vont nécessairement diminuer. Mais le déficit estimé par le COR pour justifier cela est-il fiable ?
Dans le passé, le COR a systématiquement surévalué les déficits. [2] On peut donc mettre en doute la fourchette donnée. Pour Les Échos, le chiffre le plus vraisemblable se situerait autour de 11 milliards d’euros de déficit en 2025.
Ce montant est-il alarmant ? Certainement pas. Le budget des retraites étant de 310 milliards d’euros (13,8 % du PIB), le déficit projeté ne représente que 3 % du budget et 0,4 % du PIB. En comparaison, le déficit de l’État sera de 100 milliards en 2019, soit 26 % de son budget (qui s’élève à 391 milliards) et 3,1 % du PIB. Ramené à la dette de la France (2358 milliards) ou au PIB (2400 milliards), le déficit des retraites devient insignifiant. Autrement dit, le déficit annoncé est ridiculement bas. Il est surtout temporaire. Le système de retraite actuel sera excédentaire en 2070, selon la Commission européenne qui appuie pourtant la réforme.
Pour résorber cet hypothétique déficit temporaire, ce ne sont pas les options qui manquent.
Les caisses de retraite disposent de 127 milliards d’euros de réserve pour les régimes spéciaux et complémentaires (comme l’Agirc-Arrco, CNAPV) et de 32 milliards (placé dans le FRR – Fonds de Réserve des Retraites créé en 1999) pour le régime général, une cagnotte capable d’absorber le déficit annoncé sans problème, comme l’explique Christian Eckert, ministre du Budget et des Comptes publics jusqu’en 2017. [3]
Mieux, la fin du remboursement de la dette de la sécu (CADES) va libérer 24 milliards d’euros à partir de 2024. On ne se dirige donc pas vers un déficit, mais vers un excédent. Rappelons enfin que les caisses étaient excédentaires de 3 milliards en 2018 (hors remboursement de la fameuse CADES). [4]
Même le journal Le Monde, qui défend pourtant la réforme à chaque éditorial, reconnaît l’existence de cette manne pour financer les retraites. Citons l’article, car c’est presque comique : « Il existe bien une cagnotte de 127 milliards pour financer les retraites (…) Et ce sans même compter la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), qui représentera à partir de 2024 une manne supplémentaire de 24 milliards d’euros par an ».
En regardant le problème dans son ensemble, l’argument financier s’effondre. C’est ce qu’on appelle une « fakenews ». Mais le rapport du COR contient deux autres enseignements accablants pour le gouvernement.
Premièrement, on y apprend que le budget des retraites ne devrait pas excéder les 14 % de PIB dans leur propre projection, car le PIB augmente plus vite que le coût des retraites. Ceci est dû aux réformes successives qui ont allongé la durée de cotisation (de 37 ans à 43 ans), le départ à taux plein (de 60 à 62 ans) et diminué le taux de remplacement (montant des pensions) qui était fixé à 50 % du salaire moyen sur les 8 dernières années, et est désormais calculé sur les 25 meilleures années. [5]
Le rapport est formel : même si le nombre de retraités augmente, les dépenses n’augmentent pas ! L’argument « on vit plus longtemps donc il faut réformer » ne tient pas.
Surtout que l’on vit moins longtemps en bonne santé, et que la productivité des salariés augmente (il faut moins d’actif pour financer le même nombre de retraités, ou dit autrement le PIB augmente malgré le vieillissement de la population).
Deuxièmement, le rapport explicite la cause du « déficit » prévu pour 2025 : il ne vient pas de la hausse des dépenses (comme on vient de le voir), mais de la baisse des recettes. Cette baisse est un choix politique qui découle de l’austérité budgétaire et de la politique de baisse du coût du travail. La diminution du nombre de fonctionnaires et le gel de leur salaire représentent un manque de cotisation de 12 milliards d’euros (les fonctionnaires cotisent plus en proportion de leurs salaires). À cela s’ajoutent la baisse de la CSG, qui coûtera 2 milliards, et les effets des politiques de baisse du coût du travail (via le CICE qui baisse les cotisations patronales de 20 milliards, via le gel de la hausse du SMIC hors inflation…) et les politiques de flexibilisation du marché du travail. En effet, la multiplication des heures supplémentaires (défiscalisées), et des emplois précaires, dont une part de la rémunération se fait à travers des primes (Intérim, CDD, emplois-jeunes), a également contribué à la baisse des recettes (les primes ne sont pas assujetties aux cotisations). Au total, les exonérations de cotisations représentent un montant de 40 milliards d’euros par an. 40 milliards par an à comparer à un déficit temporaire de 11 milliards en 2025. Il y a de quoi rire. Quoique. Les Français subissent une double peine : moins de service public, moins de fonctionnaires, moins de sécurité de l’emploi et un gel des salaires d’un côté, et baisse des pensions de retraites et allongement de la durée de cotisation de l’autre.
En clair, et si tant est qu’il existe, le déficit des retraites ne tombe pas du ciel : il a été organisé sciemment par les gouvernements successifs, afin de justifier une réforme des retraites dont le but est de baisser le niveau des pensions et reculer l’âge de départ, comme l’affirme le rapport Delevoye et le gouvernement. (Le Monde, Capital)
La réforme n’est donc pas nécessaire : non seulement les comptes ne sont pas dans le rouge, mais les difficultés financières annoncées ne sont pas dues au vieillissement de la population (compensé par la hausse de la productivité et les réformes précédentes), mais aux politiques de baisse des cotisations sociales.
3) La transition vers un système par points au cœur de la réforme
Le gouvernement a déjà lâché du lest pour les régimes spéciaux : les policiers, essentiels pour réprimer les grèves et lever les blocages, conservent tous leurs avantages. Mais les pilotes, les cheminots, les employés de la RATP et de l’Opéra se sont également vus offrir des concessions, tout comme les enseignants. [6]
L’introduction d’un âge pivot à 64 ans pourrait également être retardée pour obtenir ce fameux « compromis » avec la CFDT, seul syndicat de salariés au monde à défendre les intérêts des patrons (et dans ce cas précis, favorable à la réforme).
Mais il y a une chose sur laquelle le gouvernement ne reviendra pas, c’est la transition vers ce fameux système par points. Il est donc essentiel de comprendre ce que cela implique.
Le principe du système par points (en quelques mots).
Dans notre système actuel par répartition, les retraites sont financées par les cotisations sociales des actifs (et cotisations patronales adossées), qui garantissent aux employés un taux de remplacement (c’est-à-dire, un % de leur salaire moyen gagné pendant leur carrière, calculé sur les 25 meilleures années).
Cette philosophie implique une reconnaissance de la contribution productive du retraité au fonctionnement de l’économie en garantissant une continuation du salaire, tout en reposant sur un mécanisme de solidarité (la plus-value des entreprises, donc du Capital, finance les retraites par cotisations sociales et patronales).
À l’inverse, le système par points individualise une épargne. Un euro cotisé donne le droit à un nombre défini de points (le même pour tous, on l’aura compris), qui sont versés sur un compte retraite individuel (à partir des cotisations individuelles). Lorsqu’on a suffisamment de points, on peut prendre sa retraite, et toucher une pension dont le montant dépend de la valeur du point. Or cette valeur est incertaine, contrairement au taux de remplacement du salaire. Elle peut fluctuer en fonction de l’inflation (si le gouvernement ne le revalorise pas chaque année) ou être arbitrairement baissée (comme ce fut deux fois le cas en Suède, et de nombreuses fois en Allemagne).
Le premier avantage d’un tel système (pour le gouvernement) est de supprimer dans les faits l’âge de départ maximal à la retraite : si vous avez 64 ans et que la valeur du point ne vous permet pas de vivre dignement, vous êtes « encouragés » à travailler plus longtemps pour cumuler plus de points. Plus besoin de reculer l’âge de départ, il suffit de baisser la valeur du point !
« Tous les risques sont reportés sur les assurés. C’était cela la grande idée », notait un expert suédois au moment du basculement du pays vers un système à points, en 2001. (Le Monde diplomatique, janvier 2020)
L’idée d’un âge pivot (qui sera fixé à 64 ans puis augmentera automatiquement avec l’espérance de vie de chaque génération – il devrait être à 66 ans pour les personnes nées après 1980) avec décote de la valeur du point pour ceux qui souhaitent partir plus tôt est un mécanisme supplémentaire pour allonger la durée de cotisation sans faire adopter une nouvelle loi. Pour comprendre l’astuce, on vous conseillera cette vidéo bien sourcée :
Mais le principal intérêt consiste à permettre au gouvernement de baisser la valeur du point de manière arbitraire. Il suffit de le faire augmenter d’un niveau plus faible que l’inflation pour le baisser dans les faits. Or, puisque le budget des retraites va être inclus dans le budget de l’État (au lieu de figurer dans le budget de la sécurité sociale gérée par les syndicats) les gouvernements seront tentés d’utiliser ce levier pour financer d’autres dépenses (baisses d’impôts, dépenses militaires, etc.) ou comme simple variable d’ajustement pour boucler le budget et rentrer dans les clous de Bruxelles.
C’est encore François Fillon qui en parle le mieux. En campagne pour la présidentielle de 2017, il expliquait aux grands patrons : « Le système de retraite par points, moi j’y suis favorable. Mais il ne faut pas faire croire aux Français que cela va régler le problème des retraites. Le système par points en réalité ça permet une chose, qu’aucun homme politique n’avoue, cela permet de baisser chaque année la valeur du point, et donc de diminuer le niveau des pensions.”
L’objectif principal de la réforme par points est donc de transférer le budget des retraites depuis les partenaires sociaux vers l’État, comme l’affirmait Emmanuel Macron en 2016 : “je parachève l’évolution commencée dès Michel Rocard à la fin des années 80, c’est-à-dire celle qui consiste à transférer les cotisations vers la fiscalité”. (extrait vidéo ici)
Contrairement à ce que nous rabâchent les médias, le système actuel ne se résume pas à un “Je cotise, j’ai le droit”, mais bien “je cotise, je décide”. Et c’est cela que le projet de réforme cherche à modifier. Il s’agit d’une réforme contre-révolutionnaire (pour reprendre les mots de l’économiste Bernard Friot) qui vise à transférer la gestion de 14 % de points du PIB depuis les syndicats et partenaires sociaux (donc les salariés) vers l’État (et in fine, le Capital, comme nous allons le voir).
Mais le système par points introduit deux autres problèmes qui sont bien plus pratiques que théoriques. Le premier découle du fameux “un euro cotisé donne les mêmes droits à tous”. Comme nous ne sommes pas tous égaux devant la vie (les cadres vivent huit années de plus que les ouvriers, les femmes ont des carrières plus courtes et plus fractionnées, font plus de temps partiel et de périodes sans emploi), dans les faits le système par points reproduit les inégalités sociales, y compris à la retraite. Une position assumée par le gouvernement, Jean Paul Delevoye expliquant que la philosophie de la réforme consistait à ce que la retraite soit “le reflet de la carrière”. [7]
Le second problème est encore plus simple à appréhender, mais a des conséquences dramatiques : au lieu de calculer la pension sur les 25 meilleures années de carrière (ce qui autorise les temps partiels, périodes de chômage, années sabbatiques, reconversion à un autre métier, entrepreneuriat…), avec le système par points, c’est l’ensemble de la carrière qui compte. Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour comprendre qu’une moyenne sur 43 ans sera plus basse qu’une moyenne sur les 25 meilleures années d’une carrière de 43 ans. [8]
Les simulations effectuées par le collectif citoyen “Nos retraites” prédisent un carnage, avec des baisses de pensions pouvant aller jusqu’à 25 %. Les femmes seront les grandes perdantes, malgré les mesures de compensations prévues par le gouvernement. [9]
Et ce n’est pas tout. On peut raisonnablement estimer qu’un tel système va décourager les reconversions professionnelles, l’entrepreneuriat, les études longues et les années sabbatiques forgeuses d’expériences. La réforme est donc liberticide, et confère davantage de pouvoir à l’employeur : perdre son emploi ou démissionner introduit un risque supplémentaire : celui de perdre une partie de sa retraite. Elle risque aussi de réduire le dynamisme économique de la France en décourageant les prises de risques.
https://twitter.com/gduval_altereco/status/1211709255012749329
Mais alors, pourquoi cet entêtement à passer à un système par points ?
4) Derrière la réforme, le fonds d’investissement Blackrock et la capitalisation
In fine, la réforme des retraites poursuit deux buts, tous les deux assumés par le gouvernement : reprendre le contrôle de la gestion du budget retraite (310 milliards), comme nous venons de l’expliquer, et ouvrir ce gigantesque budget à la capitalisation boursière (donc, au privé).
Comment ?
D’abord, en baissant le niveau global des pensions tout en entretenant une incertitude sur la valeur du point (qui, on l’aura compris, peut être revu à la baisse à tout moment) afin d’encourager les Français à épargner pour leurs retraites. Ensuite, en dirigeant cette épargne vers les fonds de pension privés et autres gestionnaires d’actifs.
C’est là qu’entre en jeu le plus gros d’entre eux, la société américaine Blackrock, qui gère déjà 6000 milliards d’actifs, dont deux tiers sont destinés à assurer la retraite de leurs clients.
Dès 2017, comme l’avait révélé le Canard Enchaîné, Emmanuel Macron avait privatisé l’Élysée pour recevoir en grande pompe le PDG de Blackrock, Laurence D. Fink. Depuis, cette société qui possède près de 5 % des entreprises du CAC40 a “conseillé” le gouvernement sur la réforme des retraites, et fait un intense lobbyisme pour que la loi PACTE (votée cet été) prépare le terrain à la retraite par capitalisation, via monsieur Cirelli (PDG de Blackrock France).
Citons Le Monde diplomatique de janvier 2020 :
Dans un document publié en juin 2019 et intitulé « La loi Pacte : le bon plan retraite », M. Cirelli s’immisce dans le débat politique : « Nous présentons (…) nos recommandations sur les mesures qui contribueront à une réforme réussie », écrit-il, car celle-ci, qui permet de rendre l’« épargne retraite plus attractive », est « importante ». « Nos recommandations s’adressent au gouvernement français (…), aux employeurs et représentants du personnel », et visent à favoriser l’« accès aux ETF ». « L’objectif du gouvernement est de porter l’épargne retraite à 300 milliards d’euros à l’horizon de la fin du quinquennat. » Il suggère à Paris de s’inscrire dans le cadre de la nouvelle réglementation du plan Juncker et de son produit paneuropéen d’épargne retraite individuelle (PEPP) — un projet soutenu par le vice-président de la Commission européenne Valdis Dombrovskis, qui a lui-même désigné Blackrock pour mener les premières expérimentations.
Et comme si vendre le système français de retraites aux Américains (après avoir piloté la privatisation et le démantèlement de GDF) constituait un service exceptionnel rendu à la nation, M. Cirelli vient de recevoir, en plein conflit social, la Légion d’honneur des mains d’Édouard Philippe. Une façon d’humilier les grévistes, pour la sociologue Monique Pincon-Charlot.
Quant à la réforme, elle prévoit de plafonner les cotisations des cadres percevant plus de 10 000 euros par mois, ce qui va retirer pas moins de 72 milliards d’euros au régime des retraites en quinze ans (chiffres confirmés par le gouvernement). [10] Citons l’article des facs-checkeurs de Libération, journal pourtant favorable au principe d’une réforme :
Si les cadres supérieurs veulent maintenir leurs droits à pension au même niveau qu’avant la réforme, il y a de fortes chances qu’ils souscrivent à des plans d’épargne retraite par capitalisation. Et s’ils consacrent (avec la part employeur) la même proportion de leur revenu à leurs droits à pension au-delà de trois plafonds Sécu, ce seront bien 4,8 milliards par an de cotisations en moyenne entre 2025 et 2040 qui iront vers la capitalisation, soit 72 milliards en cumulé sur cette période. Et ce, sans compter les autres salariés qui, potentiellement inquiets, à tort ou à raison, par la réforme à venir, pourraient eux aussi souscrire à des dispositifs par capitalisation, dont le développement a été récemment encouragé par la loi Pacte de mai 2019. via CheckNew, Libération. fr
La réforme, qu’on justifie par un problème de financement, va donc retirer 72 milliards du système, offrant un cadeau aux entreprises qui n’auront plus à payer les cotisations patronales, et à Blackrock qui va pouvoir offrir à ces cadres des produits financiers type ETF défiscalisé pour pallier au manque à gagner.
Les premières victimes de ce procédé seront les cadres supérieurs, mais le ver étant dans le fruit du système par points, les classes moyennes suivront très vite. Ce n’est pas par hasard que le rapport de la commission Attali mandaté par Nicolas Sarkozy en 2007 (et dont Emmanuel Macron était le rapporteur principal) recommandait déjà l’ouverture des retraites à la capitalisation. Un projet qui était confirmé par Jean-Marc Daniel, économiste proche d’Emmanuel Macron, pendant la campagne de 2017.
Mais un système par capitalisation n’est-il pas nécessaire ? Notre système actuel est-il soutenable ? Il convient de répondre à cette question en balayant un préjugé qui empoisonne le débat.
5) Quel que soit le système retenu, les actifs financent toujours les pensions des retraités.
C’est un élément indispensable à saisir : quel que soit le système de retraite choisi, ce sont toujours les actifs qui financent les pensions des retraités. Le fait que le nombre de retraités augmente ne peut donc pas justifier un changement de système.
Dans les sociétés traditionnelles, la retraite des parents est financée par le travail de leurs propres enfants, ce qui encourage un taux de natalité élevé et des structures familiales rigides.
Le système par répartition, d’abord développé à l’échelle des entreprises, branches et syndicats, socialise ce principe : l’ensemble des salariés cotisent dans des caisses gérées par les syndicats afin de garantir une retraite aux anciens. Ce système fut généralisé et centralisé à la Libération. Le principal avantage de cette option est qu’elle garantit une retraite indépendamment de la conjoncture économique et des aléas du marché : tant qu’il y a des actifs, les pensions des retraités sont garanties. Même dans une situation de chômage de masse persistant, comme en France, les caisses étaient encore à l’équilibre en 2018 et même excédentaires (hors remboursement de la CADES). Le système permet également une certaine redistribution de richesse en assurant une retraite minimale à ceux qui n’ont pas cotisés toute leur vie (comme les femmes ayant pris des congés maternité, parents qui ont interrompu leurs carrières pour s’occuper de leurs enfants, personnes atteintes d’un handicap, ayant été au chômage…), et une retraite plafond à ceux qui ont cotisé le plus (afin de financer les petites retraites).
L’autre innovation de ce système est plus philosophique : il donne le droit à un taux de remplacement (un % de son meilleur salaire), et se pose ainsi comme une continuation du salaire. Conceptuellement, il s’agit d’une révolution qui consiste à dissocier le salaire de l’emploi (on touche un salaire pour notre qualité de personne, pas pour notre emploi) et qui reconnaît la contribution des retraités à la société. Il s’agit d’un système anticapitaliste, comme on le comprendra en imaginant l’implication d’une retraite à taux plein à 50 ans, avec pension égale à 100 % de notre dernier salaire (qu’avaient obtenu certains régimes spéciaux en fer de lance du progrès social).[11] Mais même dans sa configuration actuelle fortement dégradée (départ à taux plein à 62 ans ou 43 années de cotisation, avec une pension égale à 75 % du salaire moyen sur nos 25 meilleures années), on obtient des résultats impressionnants : le taux de pauvreté des retraités le plus faible au monde, une espérance de vie qui s’allonge (contrairement aux USA), et 13.8 % du PIB qui échappe totalement au marché et à l’État.
L’alternative consiste en un système par capitalisation, où chaque individu épargne pour sa propre retraite, soit individuellement, soit collectivement via des fonds de pension. Mais dans ce système aussi, les actifs payent toujours pour les retraités. En effet, si votre retraite est assurée par les loyers que vous percevez d’un bien immobilier dans lequel vous avez investi, il faut bien que le locataire travaille pour obtenir un revenu qui vous sera en partie reversé à travers le loyer. Si vous investissez dans des actions, il faut bien que les employés des entreprises en question travaillent pour que vous obteniez des dividendes (et pour éviter que le cours de l’action ne s’effondre). Les produits financiers plus stables (fonds en euro, obligation d’État) nécessitent toujours que l’économie tourne, donc que des actifs travaillent. Si vous comptez vendre un fonds de commerce ou un bien immobilier pour payer votre retraite, vous avez toujours besoin d’un actif pour vous l’acheter.
L’avantage du système par capitalisation est d’offrir plus de liberté dans la gestion de son patrimoine (et de sa retraite), mais seulement à ceux qui ont le moyen d’épargner fortement, et seulement dans le cas où votre patrimoine est suffisamment élevé pour absorber les effets des ralentissements économiques et des crises financières.
À l’inverse, le système par capitalisation entraîne de nombreux désavantages qu’il faut rappeler brièvement :
- Il est très fortement exposé à la conjoncture économique. Le système des Pays-Bas, reposant sur des fonds de pension, est au bord de la faillite et fragiliserait le système financier mondial. Ses difficultés sont dues à la politique monétaire de la BCE, qui maintient des taux d’intérêt négatifs pour soutenir une croissance en berne. Aux USA, de nombreux retraités ont dû retourner au travail après la crise financière de 2008.
- Les coûts de fonctionnement sont beaucoup plus élevés (l’efficacité est moindre), car il y a de nombreux intermédiaires à rémunérer (banques, conseillers financiers, assurances, sociétés de courtage, agences immobilières, régulateurs étatiques…) alors que la caisse des retraites par répartition est gérée centralement et non lucrativement par les partenaires sociaux.
- Il n’y a aucune solidarité intergénérationnelle, et les intérêts des épargnants entrent directement en conflit avec ceux des retraités : les premiers ont besoin de taux d’intérêt bas, les seconds de taux élevés. Les retraités ont besoin de dividendes et loyers élevés, les épargnant de salaires élevés et de loyers bas (pour pouvoir épargner).
- La retraite par capitalisation est anti-écologique et freine la transition énergétique, comme l’explique The Economist. En effet, pour lutter contre le réchauffement climatique, le gouvernement britannique doit contraindre les grandes compagnies pétrolières à changer de modèle économique et investir dans les énergies renouvelables, mais une telle décision priverait les fonds de pension de dividendes précieux. Surtout, la Finance n’étant pas écologique par nature, épargner pour sa retraite revient souvent à financer des activités polluantes. [12]
- La retraite par capitalisation alimente potentiellement les bulles financières.
Le système par répartition semble donc supérieur à celui par capitalisation. Et c’est en partie pour cette raison que le système par points proposé par le gouvernement reste un système par répartition.
Les arguments de type “on vit plus longtemps…” et “il y a de plus en plus de retraités” sont absurdes. Ils ne justifient pas un changement de système, puisque même le système par capitalisation a besoin d’actifs pour fonctionner.
6) Les régimes spéciaux en défense du régime général
Pour vendre cette injustifiable réforme, le gouvernement compte sur plusieurs facteurs. D’abord, le soutien absolu des grands médias, qui sont pour la réforme pour des raisons idéologiques et financières, lorsqu’ils ne sont pas trop moutonniers pour réfléchir par eux même (Le Monde et Libération ont pris position pour la réforme, aux côtés de tout ce que le pays compte de médias et éditorialistes marqués à droite – voire à ce propos les analyses d’Acrimed, de Médiapart et Télérama).
Ensuite, le gouvernement cherche à jeter les régimes spéciaux en pâtures aux Français, dans l’espoir de diviser l’opinion publique. Traités de privilégiés, ces derniers se voient accusés de vouloir défendre un régime inégalitaire (sic).
Mais comme l’explique Romaric Godin, les régimes spéciaux ne sont pas seulement marginaux (seuls 3 % des français y sont assujettis) et majoritairement excédentaires, ils représentent historiquement la direction vers laquelle le système général doit être harmonisé. Les régimes spéciaux sont le principal facteur ayant permis d’obtenir un régime général pour tous. Le fait qu’ils offrent de meilleures conditions que le régime général doit également être nuancé : ces conditions plus favorables nécessitent souvent des contributions plus élevées (un taux de cotisation proche du double de celui du privé pour les cheminots), et viennent compenser des conditions de travail plus difficiles que la moyenne (Police, profession en horaires décalés…) ou des salaires plus bas (les fonctionnaires à la retraite touchent moins que les retraités du privé, par exemple).
Alors, pourquoi mettre fin aux régimes spéciaux et provoquer ainsi le blocage du pays ? En plus d’espérer une victoire politique dans l’espoir de flatter l’électorat de droite en vue de 2022, cela permet de casser les résistances syndicales susceptibles de s’opposer (dans le futur) à une baisse de la valeur du point ou un allongement de la durée de cotisation. Et de briser le mouvement social en vue de la réforme suivante : celle de l’assurance maladie et de la santé. [13]
Conclusion : contre la retraite par points et son monde, les alternatives existent
Il serait tentant d’adopter une position fataliste et de baisser les bras face à la volonté du gouvernement d’imposer cette réforme impopulaire. Mais les conséquences ne vont pas se limiter à une hausse de la pauvreté et des inégalités (facteurs d’instabilité sociale), un transfert de richesse vers les fonds de pension et un allongement de la durée de cotisation sans fin. La réforme est anti-écologique et climaticide (comme le détail cet article) et ce qui se joue va au-delà des retraites : il s’agit de dire stop à cette réforme et son monde. Stop à la Finance qui détruit la planète. Stop à un gouvernement hors de contrôle, qui avait confié la réforme à Jean-Paul Delevoye malgré la bagatelle de 13 conflits d’intérêts non déclarés, et qui se permet de décorer de la Légion d’honneur le PDG de Blackrock France (et corédacteur présumé de la réforme) en plein mouvement social.
À un moment donné, il faut dire stop. Faites grève si vous le pouvez le 9 janvier (votre employeur, quel qu’il soit, doit déclarer cette journée de grève qui fera monter les statistiques), allez manifester sinon. C’est le moment ou jamais de faire quelque chose pour le Climat et le social. Donnez aux caisses de grèves (la presse titre sur les montants à chaque palier), militez sur les réseaux sociaux, écrivez à votre député LREM (si vous en avez), appelez les standards radios pour dire votre soutien aux grévistes, syndiquez-vous (de préférence dans un syndicat de combat).
Nous étions dans la manifestation du 17 décembre malgré l’appréhension des violences policières et les difficultés familiales, sagement rangés derrière le cortège de la CGT. On y reçoit énormément de chaleur humaine, découvre un nouveau monde fait de sourires bienveillants et de fraternité contagieuse qui donne envie de croire en l’avenir, parfait antidote au cynisme et pessimisme ambiants.
Car une autre réforme est possible. [14] Ce n’est pas l’argent qui manque pour financer les retraites, la santé, les hôpitaux, l’éducation et la transition énergétique. Le pays n’a jamais produit autant de richesses par habitant ! À nous de décider à qui elles profiteront : Blackrock et leurs amis, ou bien nous tous réunis ?
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Sources et références :
- Le Monde diplomatique : Réforme des retraites, briser le collectif https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/BULARD/61178
- La Tribune : Le rapport du COR met le gouvernement en difficulté https://www.latribune.fr/economie/france/retraites-le-rapport-du-cor-met-le-gouvernement-en-difficulte-833745.html
- Sur les retraites, le blog de l’ancien ministre du Budget Chrisian Eckert est à lire absolument http://christianeckert.over-blog.com/2019/09/retraites-on-ne-nous-dit-pas-tout.html
- Lire Le Monde, Reuteurs, Eckert, Sterdyniak https://blogs.mediapart.fr/henri-sterdyniak/blog/061219/retraites-un-ministre-t-il-le-droit-de-mentir ?
- Ibid 2.
- https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/12/31/reforme-des-retraites-des-accrocs-a-l-universalite_6024487_823448.html
- Médiapart : Retraites, les vrais chiffres https://www.mediapart.fr/journal/economie/040919/reforme-des-retraites-les-vrais-chiffres
- https://www.facebook.com/pg/EmmaFnc/photos/?tab=album&album_id=936991926637019&ref=page_internal
- https://www.mediapart.fr/journal/france/231219/retraites-apres-19-jours-de-greve-le-gouvernement-perd-la-bataille-des-chiffres
- https://www.liberation.fr/checknews/2020/01/02/la-reforme-des-retraites-represente-t-elle-un-cadeau-de-70-milliards-pour-les-fonds-de-pension_1771508
- Lire l’excellent article du Monde diplomatique : un statut nommé désir, Bernard Friot
- https://lvsl.fr/la-reforme-des-retraites-est-climaticide/
- https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/BULARD/61178
- ibid 11.
Une réaction au sujet de « Retraites : l’arnaque du siècle ? »
c’est la lutte des classes