Cinq leçons de l’élection européenne

Cinq leçons de l’élection européenne

Une droite en morceaux, une gauche effondrée, Emmanuel Macron plus que jamais en marche vers sa réélection et une extrême droite miraculeusement ressuscitée. Voilà ce qu’il fallait retenir des élections européennes, sur fond de timide poussée verdoyante et de modeste regain de participation qui ont causé une débâcle historique des instituts de sondage. Comme nous l’avions expliqué précédemment, à l’échelle européenne les équilibres ne bougent que très peu dans un parlement qui n’a de toute façon pas le pouvoir d’orienter la politique de l’UE. À l’inverse, le paysage politique français subit un profond séisme qui ne laisse que deux forces politiques debout au milieu d’un champ de ruine : Emmanuel Macron et le RN.

Cet article propose de revenir sur les principales leçons de ce scrutin avant de s’arrêter sur le cas de la gauche en général et de la France Insoumise en particulier, dont l’avenir apparaît incertain.

1) Le Rassemblement national, vainqueur « miraculé » du scrutin

Pour réaliser l’ampleur du succès de l’extrême droite française, il faut se rappeler d’où elle partait. Après avoir accroché de justesse le second tour de la présidentielle, Marine Le Pen s’est ridiculisée dans un débat d’entre deux tours désastreux. Le FN s’effondre aux législatives, au point que le leadership de sa présidente soit sérieusement remis en question par ses propres troupes, certains voulant installer la petite fille de Jean-Marie Le Pen à la tête du parti. Après avoir évacué Florian Philippot et sa ligne « sociale », Marine Le Pen renomme à la hâte sa formation Rassemblement National. Absent du jeu médiatique et politique, l’extrême droite cède sa place de première force d’opposition à la France Insoumise, très mobilisée contre les réformes d’Emmanuel Macron.

Les tentatives de récupération du mouvement des gilets jaunes ayant échoué, et les principales revendications de ce dernier n’ayant absolument rien à voir avec l’immigration ou la sécurité, les thèmes chers au RN furent momentanément évincés de l’espace médiatique, avant que la campagne reprenne ses droits. Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump qui aime exprimer sa fascination pour la Shoah, expliquait récemment sur le plateau de Jean Jacques Bourdin qu’aux USA, la carrière politique de Marine Le Pen aurait été détruite par cette séquence.

Cette dernière vient donc de vivre une résurrection inespérée. En battant En Marche, alors que le président de la République avait fait de cette élection un référendum sur sa personne et le fameux clivage « progressistes contre nationalistes », elle s’ancre définitivement comme force incontournable en vue de 2022.

Photo : Charente Libre

Si la portée politique de cette victoire est maximale, son ampleur doit être relativisée. En 2014 déjà, le Front National arrivait en tête des Européennes avec un score relatif légèrement supérieur (24,9 % contre 23,3 %). Les autres mouvements d’extrême droite (DLF de Dupont Aignant et les patriotes de Philippot) finissent dans les choux, victimes du « vote utile » pour battre Macron. Cependant, le socle électoral du RN semble se solidifier, avec un demi-million de voix supplémentaires pour un total de 5,2 millions d’électeurs.

Marine Le Pen doit beaucoup à Emmanuel Macron, qui a tout fait pour faire remonter son meilleur ennemi au premier plan, bien aidé par un système médiatique complaisant, lorsqu’il n’est pas complice. Aux termes d’une émission de France 2 en forme de tapis rouge, Nathalie Saint Criq, cheffe du service politique de France télévision, jugeait la performance de sa championne « excellente » et « consensuelle », avant de déclarer « elle est hyper dédiabolisée ». Depuis que le RN ne veut plus sortir de l’UE et s’est rangé sur la ligne « Europe des nations » de Salvini, il ne fait plus peur à grand monde. Pour s’en convaincre, il suffira de comparer les deux interviews de la matinale de France Inter (et ses 3 millions d’auditeurs) faits le même jour, le premier d’une complaisance éblouissante envers Marine Le Pen, le second ayant tenté de repeindre la tête de liste de LFI Manon Aubry en antisémite notoire après lui avoir reproché le morcellement de la gauche, son opposition aux traités européens, une proximité idéologique avec Salvini et une vision économique associée au Stalinisme, le tout en moins de quinze minutes (sic).   

Le succès relatif du RN s’inscrit également dans une double dynamique de fond. Le « référendum contre Macron » a permis d’agréger des colères, tandis que la montée de l’extrême droite dans de nombreux pays d’Europe contribue à banaliser ce courant politique.

L’Union européenne favorise de plus en plus la montée des forces xénophobes. En torpillant volontairement le Brexit, du propre aveu de son négociateur en chef Michel Barnier, elle vient de ressusciter l’extrême droite britannique de Nigel Farage. De même, son bras de fer avec Salvini (qui double son score en seulement douze mois) installe le néofasciste italien comme principale force politique du pays. En France, le fameux clivage « progressiste d’En Marche contre nationaliste du RN » écrase les alternatives aux bénéfices de ces deux forces.

2) Emmanuel Macron en rythme de croisière vers sa réélection

Le président de la République perd une bataille, mais ressort paradoxalement renforcé pour 2022. Ne minimisons pas pour autant cette défaite.

Sur la scène européenne, il incarnait le dirigeant élu contre l’extrême droite, sur une ligne ouvertement européiste. Son succès mettait un terme à la série noire du Brexit et de Donald Trump. Pourtant, son projet de transformation européen s’est vite heurté au mur allemand, faute d’avoir cherché à constituer des alliances avec d’autres partenaires, par aveuglement selon son propre conseiller Europe. Sa défaite face à Marine Le Pen écorne un peu plus son image à l’étranger.

En France, les derniers mois avaient vu M. Macron accaparer l’espace médiatique et la tête des sondages.  

Le grand débat, dont l’organisation fut dénoncée par la CNDP comme une campagne électorale déguisée, lui a permis de dépenser 16 millions d’euros supplémentaires aux frais du contribuable et offert des dizaines d’heures de direct sur les chaînes d’informations. À cela s’ajoute l’implication personnelle des ministres dans les dernières semaines, allant jusqu’à passer des appels téléphoniques à la chaîne depuis un centre d’appel automatisé pour mobiliser les électeurs. LaRem disposait également du plus grand temps de parole attribué par le CSA, et bénéficiait d’une dramatisation de l’enjeu de la campagne sur le thème « Macron ou le chaos », « dernière chance pour sauver l’Europe » et « progressistes contre nationalistes » copieusement relayés par les éditorialistes. Dans ce contexte, perdre contre l’extrême droite constitue un vrai problème.

Le calcul d’Emmanuel Macron est simple : en imposant un duel avec le RN, il cherche à reproduire le scénario de 2017. On comprend bien que cette stratégie est à double tranchant. Elle permet d’écraser l’UMP/LR et de rendre inaudible la gauche. Mais à en croire certaines enquêtes d’opinions et les résultats de ces Européennes, le vote barrage pourrait alors se retourner contre le président. Plus ce dernier favorise la progression du RN, plus il le banalise et s’expose à un retour de bâton.

Or Emmanuel Macron fait tout son possible pour aider l’extrême droite.

On a eu les « pompes aspirantes » dans la bouche de l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Colomb, « les ONG complices des passeurs » dans celle de l’actuel occupant de la place Beauvau, la loi asile immigration (saluée par le RN), et, sorti de nulle part, « le danger de l’islam séditieux » d’Emmanuel Macron, qui s’était efforcé d’inclure l’immigration dans les thèmes du grand débat, bien que cette préoccupation fut absente des revendications des Gilets Jaunes.

Du reste, Emmanuel Macron a empêché, en imposant ce clivage européiste/nationaliste, de faire éclore un véritable débat démocratique sur l’Europe et ses institutions, alors que les deux principaux thèmes qui intéressent les Français (Le social et l’écologie) furent largement marginalisés.

La sociologie du vote Macron parle d’elle même (1). Son électorat est de plus en plus « de droite », spectaculairement vieux et issue des plus hauts revenus. Il s’agit clairement d’un vote de classe, justifié en partie par la défense d’intérêts particuliers (qui explique le score écrasant auprès des hauts revenus et des habitants des grandes villes) et un vote par « peur » du chaos promis en cas de défaite du macronisme (qui expliquerait le vote des 65 ans et plus).

Emmanuel Macron a ainsi vampirisé l’électorat de la droite traditionnelle. Un tiers des électeurs de Fillon se sont reporté sur lui, et pratiquement un autre tiers vers Marine Le Pen. Non seulement cela va aider le RN a atteindre le second tour de la présidentielle (c’est le but), mais en le banalisant, cela augmente le risque de voir un jour la fille ou petite fille de Jean-Marie Le Pen à l’Élysée.

3) La droite « LR » s’effondre au profit d’Emmanuel Macron, et du RN

Le premier dégât collatéral de la stratégie du clivage Marcon/Le Pen, c’est la droite républicaine. Avec 8,5 % des voix, LR réalise le pire score de son histoire, toutes élections confondues. Pourtant, dans un scrutin à la proportionnelle et forte abstention où ce sont les retraités, plus de 45 ans et hauts revenus qui s’abstiennent le moins (le cœur de l’électorat de la droite), LR partait avec un avantage certain.

Cette défaite extrêmement sévère signe l’échec de la ligne Wauquiez, qui avait publiquement reconnu que rien ne le séparait du RN, sauf la crédibilité. Logiquement, Wauquiez a dû démissionner de ses fonctions de chef de parti. Mais son départ ne résout en rien la crise actuelle et risque, au contraire, de provoquer l’éclatement définitif de LR.

Si on peut se féliciter de la marginalisation du parti de Chirac et Sarkozy, l’électorat ne disparaît pas, lui. En se reportant sur le RN et LaRem, il complique fortement l’accession au second tour de la présidentielle d’une force de gauche écologiste qui voudrait incarner une troisième voie entre le néolibéralisme autoritaire de Macron et l’extrême droite xénophobe de Marine Le Pen.

Pour l’instant, ces deux partis tentent par tous les moyens de dépecer ce qui reste de la droite, les marcheurs appelant les maires LR à rejoindre En Marche, et Marion Maréchal Le Pen appelant les cadres du parti à fusionner avec le RN dans un grand parti de droite dure (comme plusieurs éditorialistes influents du Figaro).

L’opération de com’ de LCI pour remettre en scène Marion Maréchal Le Pen nous donne une idée de ce qui se joue : en 2022, l’extrême droite pourra compter sur l’appui des oligarques Martin Bouygues (groupe TF1) et Serge Dassault (Le Figaro), en plus de ces sympathisants naturels.

Pour sortir du piège de ce clivage imposé par Emmanuel Macron, la gauche apparaît plus que jamais morcelée et affaiblie, un paradoxe lorsqu’on sait que les revendications des gilets jaunes, à 80 % présentes dans le programme de la France Insoumise, étaient soutenues par 75 % des Français.

4) L’illusion du succès d’Europe écologie les verts et Yannick Jadot

Oui, Europe-Ecologie les Verts crée la surprise en obtenant un très bon score (13,5 %). Mais il faut tout de suite nuancer cette performance. D’abord, elle s’inscrit en dessous du score historique d’EELV de 2009 (16,3 %). Or à cette époque, l’urgence écologique n’était absolument pas perçue comme elle l’est aujourd’hui. Il n’y avait pas ces grandes marches pour le climat, le mouvement des gilets jaunes, les catastrophes naturelles de l’ampleur de celles qu’on observe désormais et la multiplication des « cris d’alarmes » et « appels » en Une du Monde et de Libération. Personne ne parlait de collapsologie dans les émissions de télévision grand public non plus.

Ouragan Harvey à Houston. Photo : David J. Phillip/Associated Press

La configuration de 2019 était beaucoup plus favorable à EELV : une participation en hausse de dix points, une gauche traditionnelle affaiblie et une montée structurelle des mouvements écologistes en Europe (en particulier en Allemagne et aux Pays-Bas, où les écologistes font de bien meilleurs scores que Jadot). Dans ce contexte, 13,5 % est un bon score pour EELV, mais pas pour l’écologie. Comme le rappel la sociologue et philosophe Barbara Stiegler à Libération, ce n’est pas la première fois qu’on observe une poussée verte éphémère dans le paysage politique.

Il faut surtout s’attacher à regarder ce qui se cache derrière l’étiquette EELV. L’électorat, d’abord, est caricaturalement issu des grandes villes, et constitué d’étudiants, de jeunes diplômés et des « gagnants de la mondialisation ». EELV serait le parti des bobos, pour faire court (2). Le vote ouvrier, les classes populaires et la ruralité sont absents du vote Jadot, particulièrement volatile, qui se nourrit essentiellement des électeurs de Hamon (24 %), Mélenchon (19 %) mais aussi des déçus du macronisme (14 % !).

L’opposition virulente de Yannick Jadot au mouvement des gilets jaunes, son obsession pour le maintien d’une taxe carbone symbolisant l’écologie punitive dont le coût est supporté entièrement par les classes populaires (dans le but paradoxal de financer la suppression de l’ISF), explique certainement la sociologie du vote (urbain, éduqué, mais pas nécessairement très politisé ni bien informé). Le message d’EELV, qui refuse le conflictuel et propose au contraire un espoir et un apaisement, mérite aussi d’être analysé pour ce qu’il est : un succès électoral relatif, mais bien réel, même s’il se construit autour d’un mensonge grossier (prétendre que les élections européennes permettent d’imposer un agenda écologiste à l’Union européenne, alors que le parlement n’a ni l’initiative des lois ni le pouvoir d’infléchir les traités européens).

Ensuite, il faut voir comment EELV se définit. « Pas de gauche » selon Yannick Jadot, qui se dit « favorable à l’économie de marché, la libre entreprise et l’innovation » et déclare au Monde : « la France insoumise et Générations ne sont pas des partis écologistes ». Il s’était pourtant effacé au profit de Benoit Hamon à la présidentielle, et critique le programme de planification écologique de la France Insoumise, qu’il réduit sciemment à un retour aux soviets. Cela le place à la droite de Nicolas Hulot, ancien ministre d’Emmanuel Macron, qui avait pourtant conclu que l’écologie n’était pas compatible avec l’économie néolibérale, nécessitait une forte intervention de l’État et démissionnera en conséquence.

Néanmoins, propulsé par son score, Yannick Jadot veut s’imposer comme la nouvelle alternative au duel Macron-Le Pen, et assume de vouloir « conquérir le pouvoir ». Son plan com’ construit sur la peoplisation de son couple avec la journaliste Isabelle Saporta à RTL, orchestré avec l’aide du JDD et de Paris Match d’Arnaud Lagardère, n’est pas sans nous rappeler la mise en orbite d’un certain Emmanuel Macron (4). Et devrait nous alerter : pour qu’une « troisième voie » inquiète aussi peu l’oligarchie, c’est qu’elle ne la menace pas. Or, Nicolas Hulot nous a prévenus : sans remise en cause du capitalisme, point de salut.

Comme le rappelait récemment Thomas Piketty dans les pages du journal Le Monde, les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions de la planète, et les 1 % les plus fortunés polluent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité. En France, les 1 % les plus riches polluent 40 fois plus que les 10 % les plus pauvres (qui payent pourtant 4 fois plus de taxes carbone). On comprendra à la vue de ces chiffres qu’une écologie « inclusive » et « centriste » est illusoire. 

Mais les forces qui cherchent clairement à s’opposer au capitalisme sont en piteux état.

5) L’effondrement de la gauche radicale pose la question de sa survie

Bien qu’on ne puisse pas sérieusement le qualifier de « gauche », le parti socialiste repris par Raphaël Glucksmann subit une nouvelle déconfiture, parvenant de justesse au seuil des 5 % lui donnant droit à des députés européens. Benoît Hamon en est très loin, l’ancien candidat à la présidentielle perd les trois quarts de ces électeurs, tandis que le parti de son allier Yanis Varoufakis (Diem25) échoue partout en Europe et termine avec aucun député.

Ian Brossat, que la presse nous vendait comme le « communiste 2.0 », « New look » incarnant le « retour de l’idée communiste » et la « surprise de cette fin de campagne » fait encore pire, en manquant le seuil des 3 % synonyme du remboursement des frais de campagne. La nouvelle direction du PCF, qui défendait une ligne hostile à LFI et résolument indépendante, disait fièrement « PCF is back». Well, on dirait plutôt que le PCF is dead. Chercher à se distinguer de La France Insoumise et Benoit Hamon pour promouvoir d’autres idées est respectable, mais quand la campagne se résume à un slogan piqué à Francois Ruffin, des visuels copiés sur La France Insoumise et Alexandria Ocasio-Cortez, et un programme situé entre Hamon et Mélenchon, le score historiquement bas s’explique simplement par ce constat : la communication ne fait pas tout.

Avec un score de 6,3 %, qui la ramène au niveau de 2014 et du Front de Gauche (qui incluait cependant le PCF), la France insoumise reste la formation la plus affectée par ce scrutin. Un score à deux chiffres lui aurait permis de s’imposer comme force de recomposition de la gauche pour entamer la reconquête. Ses électeurs ont préféré rejoindre EELV et l’abstention, plaçant LFI (et avec elle, toute la gauche) face à une crise existentielle.

Quoi que l’on pense de Jean-Luc Mélenchon, ce mouvement restait le seul à proposer un programme cohérent capable de répondre à la triple urgence écologique, démocratique et sociale en osant remettre en cause les structures qui ont créé et entretiennent cette crise : le système néolibéral et ses institutions (les traités européens et la cinquième république). Assiste-t-on à l’implosion de ce mouvement ou à sa marginalisation ?

Rififi à la FI

Les derniers jours ont été marqués par une spectaculaire débandade infligée par une incompréhensible dynamique autodestructrice, débutée par l’initiative personnelle de Clémentine Autain d’appeler à un retour au collectif (sic), et suivi d’une réaction particulièrement crispée des cadres du parti, le tout formidablement bien attisé par les principaux médias (Le Monde, BFMTV, FranceInter…). Charlotte Girard, figure historique du parti particulièrement appréciée des militants, a tenté de proposer une voie de sortie par le haut en demandant que le fonctionnement interne de LFI se démocratise, mais devant le refus apparent (ou silence) de l’équipe dirigeante, elle a fini par jeté l’éponge et quitter un navire qui apparait de plus en plus à la dérive. 

Jusqu’au scrutin, l’exigence de faire un bon score agissait comme une soupape pour contenir les frustrations internes. Avec 6,3 %, le couvercle a sauté et les déchirements s’étalent au grand jour, de manière quasi incompréhensible tant il serait aisé de les réconcilier.

Les mauvais résultats, d’abord, peuvent se comprendre de manière plus structurelle. Toute la gauche radicale européenne subit un revers (Podémos et DieLinke en particulier) qui s’explique par le manque de clarté de la ligne politique et les particularités d’un scrutin construit à son désavantage : comment appeler à voter pour une liste qui explique (à raison) que les députés européens n’ont pas de pouvoir, dans une UE qui empêche toute politique sociale et écologique d’envergure ? 

Ensuite, ce scrutin a toujours été marqué par une forte abstention, en particulier des classes populaires et des jeunes, le cœur de l’électorat de la gauche radicale. Fallait-il refuser d’y participer, au risque de créer un vide et de disparaitre de la scène politique par forfait ? Ou bien tenir une ligne populiste pour sortir les classes populaires de l’abstention ? Ou bien recentrer le discours vers les classes plus aisées, pour coller à la sociologie du vote ?

LFI a tenté de faire les deux. En pratiquant un certain recentrage d’abord, à travers l’ouverture aux courants issus de la gauche du PS et emmenés par Emmanuel Maurel, en évinçant les représentants les plus souverainistes (Djordge Kuzmanovic et François Coq) du mouvement, puis en confiant à une jeune femme porte-parole d’Oxfam, Manon Aubry, le soin de conduire la liste aux Européennes. 

Deux évènements sont venus contrarier cette stratégie qui permettait à LFI de pointer entre 15 et 18 % dans les sondages : les perquisitions à LFI et la réponse désastreuse donnée par Jean-Luc Mélenchon, et l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, auxquels Mélenchon et Ruffin ont dès la semaine qui précédait la première journée d’action, apporté tout leur soutien

La ligne populiste a ainsi été maintenue jusqu’au bout, comme en témoigne le soutien courageux et indéfectible aux Gilets jaunes. 

Les militants et cadres divers s’écharpent depuis plusieurs jours sur la ligne à suivre : plus populiste, comme les députés les plus proches de Mélenchon, ou plus centré sur la gauche, comme le souhaitent Clémentine Autin et ses relais médiatiques. 

En réalité, ces deux lignes ne s’opposent pas nécessairement, et c’est plus l’impossibilité d’en débattre, le mode de gouvernance de LFI et la personnalité même de Jean-Luc Mélenchon qui crispe au plus haut point.

Notre modeste avis est que si les causes de la déroute sont multiples et complexes, les solutions sont simples et faciles.

Pour répondre aux problèmes de gouvernance et débattre sereinement de la fameuse « ligne politique », il serait urgent de mettre en place au sein de LFI une assemblée constituante qui permettrait d’appliquer en interne ce que le mouvement promet de mettre en place à l’échelle du pays pour sortir de la Vème république, source de cette crise démocratique qui explique en grande partie cette abstention délirante. En mettant tout à plat, de la place et de l’identité du leader aux mécanismes de décisions et options stratégiques futures, les insoumis couperaient court à toute accusation de sectarisme et autre dérive autoritaire. Il sera alors temps, d’ici aux prochaines échéances électorales, de chercher à rassembler au-delà de l’électorat de 2017 en prenant part à un vaste mouvement de gauche, dont le candidat à la présidentielle pourra être déterminé par une primaire ouverte à tout participant, quelque soit son étiquette. Dans tous les cas, le fait d’ouvrir cette possibilité bloquerait les critiques, y compris celles qui touchent à la « division de la gauche ».

Le second point concerne le message porté par LFI. Si le programme reste ce qui se fait de mieux en matière de cohérence et d’ambition, l’expliquer en trente secondes s’avère une tâche impossible.

Il faut prendre de la hauteur et partir d’un constat simple :

Selon le dernier rapport du GIEC, nous avons douze ans pour mettre en place « des changements drastiques à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité » afin de réduire de 45 % les émissions de C02 d’ici 2030. En cas d’échec, les conséquences du changement climatique menaceraient la survie de la civilisation, qui pourrait disparaître dès 2050 selon un rapport publié par un comité scientifique australien relayé par CNN.    

On comprend, à partir de ce postulat, que la transformation nécessaire ne pourra se faire qu’au prix d’une remise en cause des structures existantes, traités européens compris.

Cette transformation doit se faire d’abord pour les classes populaires, au risque de subir un nouveau mouvement insurrectionnel type gilets jaunes.

Or le pays connaît un second problème plus immédiat : 5 millions de chômeurs et 1 million de travailleurs vivant sous le seuil de pauvreté. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait math sup et l’ENA pour additionner 1 + 1. 

Un projet de garantie universelle à l’emploi propulsé par un plan de transition écologique ambitieux permettrait d’en finir avec l’extrême pauvreté et le chômage, et de sauver ainsi le modèle social français.

En clair, un investissement massif dans la transition écologique qui relance l’activité et l’emploi. Voilà le message à marteler matin, midi et soir, quelles que soient les polémiques du jour.

Conclusion

Les Européennes auront pris la forme d’un séisme politique qui ne laisse que deux véritables forces debout : Emmanuel Macron et l’extrême droite. À ce titre, le mouvement des gilets jaunes ne débouche pas encore sur un résultat politique, ce qui se comprend du fait de la nature du scrutin et de l’essence insurrectionnelle du mouvement lui-même. Si la hausse de participation était en partie due à l’émergence des gilets jaunes, selon l’IPSOS, elle s’inscrit surtout dans la moyenne de la hausse européenne et témoigne plutôt d’une timide repolitisation qui peut s’expliquer par le contexte global : montée de l’extrême droite, Brexit et prise de conscience de l’urgence climatique.

En Europe, on observe ainsi des résultats très divers selon les pays. Le centre gauche se renforce en Espagne, au Danemark, et en Finlande, alors qu’il s’effondre en Allemagne, aux Pays-Bas et en France, au profit des écologistes. L’extrême droite s’affirme en Italie, au Royaume-Uni et en France, mais recule en Allemagne et en Espagne. Ceci montre bien l’absurdité du scrutin européen qui reflète les enjeux et dynamiques nationaux, et non pas la question de la politique européenne, qui n’est pas du ressort du parlement européen.

 

***

Notes :

  1. Lire l’enquête IPSOS sur la sociologie du vote
  2. Lire cette analyse sur le vote EELV : https://lvsl.fr/le-vote-vert-peut-il-aller-au-dela-des-gagnants-de-la-mondialisation
  3. Lire cet article sur la droitisation de EELV : http://www.regards.fr/politique/article/europeennes-eelv-est-il-toujours-un-parti-de-gauche
  4. Cf. Juan Branco, Crépuscule. Et ce billet Médiapart en accès libre https://blogs.mediapart.fr/tr99/blog/030619/eelv-le-nouveau-piege-tendu-par-les-anti-ecologistes

 


13 réactions au sujet de « Cinq leçons de l’élection européenne »

  1. « La République c’est moi ! » a quand même bien cassé l’ambiance….
    Il a vraiment fallu que je me fasse violence pour voter LFI.

    1. Oui, c’est certainement cette séquence plus que le reste qui a décrédibilisé le mouvemnent pour bcp d’électeurs. Ouvrir la gouvernance de LFI en convoquant une assemblée constituante permettrait de contre balancer cette image, mais il semblerait que JLM s’accorche et continue de vouloir controler ce qui se passe à LFI (ce qui est paradoxal, son « leadership » devrait suffir à imposer sa vision, même en ouvrant le débat et en la soumettant au vote des militants…).

      1. Je connais aussi des gens qui n’avaient pas voté Mélenchon en 2017 et ont voté LFI aux européennes parce qu’ils ont vu dans l’épisode des perquisitions une purge politique. Elles se font le 1er jour de la prise de fonction de Castaner et annonce la répression policière et judiciaire des GJ et des décrocheurs du portrait de Macron. Franchement à côté, la réaction courroucée de Chonchon, c’est peanuts. En ce qui me concerne, ça m’a permis de me rendre compte de qui est du bon côté dans la barricade. Et ça continue aujourd’hui, les mêmes médias qui ont mis les images des perquiz en boucle et ont tenté de feuilletonner sur l’affaire, voudraient sauter joyeusement sur le cadavre fumant de LFI en ce moment. Alors que bon finalement, ces résultats ne sont pas surprenants considérant la sociologie des électeurs, le niveau d’abstention et le fait que les élections européennes ne sont de toutes façons pas favorables à une formation de gauche radicale et eurocritique. Peu importe la stratégie choisie, populiste vs ouverture à gauche, le résultat aurait été mauvais. Finalement, considérant le contexte électoral, c’est Jadot qui a fait une bonne campagne : un « et en même temps » vert.
        Mais il est certain que Charlotte Girard voit juste dans son billet. Il était nécessaire de structurer le mouvement et s’investir sur le terrain plutôt que de se lancer dans la course électoraliste aux européennes. Son départ est à mettre en parallèle avec celui de Corinne Morel-Darleux il y a quelques mois et qui portaient en substance les mêmes critiques. Elle est dans un activisme un peu plus grassroots et suit le mouvement « extinction rebellion ». C’est tout le problème que doit gérer la FI, considérant l’urgence sociale et environnementale, elle devra trancher : doit-elle continuer à être une machine à faire élire des représentants dans un système démocratique et politique en phase de décomposition, et finir par être victime elle aussi du dégagisme ? ou bien doit-elle se fondre et s’incorporer dans les luttes présentes et à venir et devenir le fer de lance d’une contre-société, quitte à être invisibilisée politiquement/médiatiquement? Mais ce sont des débats séculaires propre au camp de l’émancipation, aka la gauche (la vraie).

        1. Merci pour votre commentaire. Effectivement, il semblerait que ce soit plus le manque d’espace pour avoir ces débats séculaires qui soit la cause des problèmes, plutot que le choix d’une ligne ou d’une autre, qui ne sont pas nécessairement incompatibles.

          1. Faut-il débattre ou agir? Mais c’est sûr que le conflit naît de l’absence d’espaces délibératifs. C’est le retour de bâton du côté trop proactif de LFI, qui a aussi des aspects positifs.

  2. Le départ de Djordge Kuzmanovic et l’ouverture à des socialistes devenus fréquentables (?) m’ont détourné de la FI.
    Car ces actes dessillent là où les discours de Jean-Luc Mélenchon fascinent.

    1. En effet, c’est le principal problème des électeurs de la gauche (ou des forces du progrès si vous préférez) : l’incapacité à souscrire à une vison de long terme, à faire bloc pour défendre ses intérêts. A droite, vous pouvez balancer les pires scandales, les pires alliances douteuses, trahisons et affaires, les électeurs du « bloc bourgois » votent en masse pour conserver leur pouvoir.

      Nous, la classe des travailleurs, nous trouvons toute les raisons du monde pour voter contre nos intérêts et nous diviser, y compris des mélodrames sans le moindre début d’espèce d’importance, comme le départ d’untel ou l’alliance avec un obscure mini-courant dont on vient de découvrir l’existance.

      A droite, ils votent pour des idées, et pour des intérêts. A gauche, on vote pour des personnalités. Avouez que c’est contre intuitif !

      1. Les compromissions et renoncements de la FI m’ont écœuré et fait de moi un abstentionniste.
        Juan Branco, bien placé pour y voir clair, a dénoncé cette course à l’échalote qu’est l’élection européenne. Il annonçait début Mai que LREM aurait un score autour des 20%, quoiqu’il arrive.
        Les élections sont le hochet que l’on agite au-dessus de nous pour dissiper l’accumulation des humeurs malignes.

        1. Juan Branco, un autre ex-LFI qui a basculé et a choisi de s’incorporer dans les luttes. Il est là l’enjeu véritable d’analyse politique, pas les guéguerres intestines sur la ligne ou la stratégie. Ce retour de l’action et de l’auto-organisation un peu libertaires sur les bords dans le camp émancipateur. Mais c’est peut-être le propre des moments prérévolutionnaires.

          1. Chacun est libre de son choix bien entendu, et je ne prétends pas détenir la vérité ni la clairvoyance nécessaire pour déterminer quelle stratégie conduit le plus certainement au résultat escompté. J’attends pour ma part qu’on me donne un seul exemple d’un quelconque progrès obtenu via l’abstention à une élection.

            Je viens de terminer « the socialist manifesto » de Bashkar Sunkara (fondateur de la revue socialiste Jacobin), il revient en détail sur l’histoire des révolutions et des avancées socialistes, et ce qui me frappe c’est qu’elles ont toutes pour point commun une participation aux votes, un mouvement de masse, et la mise de côté des différences (bien plus sérieuses que ce qui oppose les électeurs de JLM et Hamon aujourd’hui) pour faire masse.

            J’ai apprécié la lecture du livre de Branco et respecte ses opinions, mais je ne le rejoins absolument pas sur la stratégie d’abstention (pour l’instant). Le propre des mouvements prérévolutionnaires, me semble-t-il, est de ne négliger aucun moyen d’action. Je ne vois pas en quoi l’auto-organisation et la lutte dans la rue et au quotidien s’opposent à une démarche par ailleurs électorale. C’est le point de vue de Gramsci, qui a été emprisonné pour cela.

            Bref, un vaste débat ! 😉

  3. Il ne s’agit pas de prôner l’abstention tout azimut.
    Prêter une quelconque importance à l’élection de députés qui seront de toutes façon noyés dans la multitude et siégeront dans un parlement potiche, c’est juste comme remettre une pièce dans la machine.

    1. Gramsci dit exactement le contraire. L’idée est de mener une « guerre de position » et capturer des avant postes. Envoyer des députés (+ les assistants parlementaires qui vont avec) permet de former les cadres qui seront ensuite capable d’exercer le pouvoir et de faire passer les réformes que nous appelons de nos voeux. Cela donne des ressources financières aux formations politiques de gauche (chaque député rapporte plus de 100 000 euros au parti par an), cela offre un accès aux dossiers qui permet de mener les combats politiques et d’alerter les citoyens pour aider la mobilisation des ONG et activistes. Ces postes permettent de gagner en crédibilité, d’afuter les arguments et les discours, de créer du lien avec les alliés potentiels dans les autres pays,de donner de la visibilité médiatique et de priver les autres formations politiques de ces précieuses ressources financières et médiatiques.

  4. Si une stratégie prive un mouvement politique du soutien de ses électeurs peut on encore la défendre ? Ou est-ce à dire que la prise de pouvoir nécessite de se couper de sa base électorale pour flirter avec des soutiens plus proche du dit pouvoir ?

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