Les furtifs, de Damasio, roman révolutionnaire

Les furtifs, de Damasio, roman révolutionnaire

Thriller palpitant, quête philosophique, roman d’anticipation, manifeste écolo-politique, utopie futuriste, manuel d’émancipation, histoire d’amour… le dernier livre d’Alain Damasio est tout cela, et bien plus encore. Mais il s’agit avant tout d’une fiction humaniste, écrite par un auteur engagé. L’exact opposé du roman réactionnaire à la Houellebecq, dans le fond comme dans la forme – souvent sublimé par une écriture incandescente. 

Les furtifs bousculent le genre de la science-fiction et nous invitent à transformer notre regard sur le monde. Il agit comme un encouragement à se lancer dans l’action afin de faire advenir ce futur désirable, cette alternative à la dystopie si proche de nous que dépeint Damasio avec un réalisme effroyable, avant de nous suggérer des clés pour s’en émanciper.

Un livre révolutionnaire, à mettre entre toutes les mains. 

Les fans de science-fiction et fidèles lecteurs d’Alain Damasio trouveront certainement leur bonheur dans les 720 pages du troisième roman de cet auteur-culte aux centaines de milliers d’exemplaires vendus. Mais qu’en est-il des non-initiés ?

Personnellement, je lis très peu de fiction, et encore moins d’auteurs contemporains. Je dois avoir terminé quatre ou cinq ouvrages de SF dans ma vie (Orwell, Asimov, Huxley) et je n’avais jamais mis le nez dans un roman de Damasio. Pourtant, Les Furtifs m’ont captivé, au point de me pousser à écrire cette critique garantie sans « spoilers ». 

Alors de quoi s’agit-il ? D’un thriller, d’abord. Un père cherche sa fille disparue sans laisser de trace, chose inexplicable dans ce futur proche où tous les citoyens sont fichés par les multinationales du numérique et surveillés par un gouvernement néolibéral aux penchants autoritaires. En menant son investigation, Lorca Varèse nous entraîne dans une quête existentielle dont le but serait l’émancipation. Mais l’auteur construit également une histoire d’amour qui produira des scènes bouleversantes : entre le père et le souvenir de sa fille Tiskha, entre Lorca et sa compagne Sahar, entre une mère et son enfant. 

Alain Damasio livre un récit palpitant, entretenant savamment le suspens et le doute (les furtifs existent-ils vraiment, Tiskha est-elle vivante, à qui faire confiance ?), distillant rebondissements parfois tragiques, scènes d’action haletantes que l’on dévore à toute vitesse, dialogues philosophiques passionnants, et instants de pure poésie. Si la scénarisation passe par certaines facilités pour servir le récit, la cohérence de l’ensemble reste solide. Et surtout, l’histoire se déroule dans un univers particulièrement riche, peuplé de trouvailles remarquables, comme ces vendiants condamnés au démarchage de rue pour payer leur dette à la société. Malgré la densité du récit et l’explosion créatrice de l’auteur, on parcourt les pages avec une aisance surprenante, aidée par une écriture parfaitement maîtrisée, en se disant sans cesse que « bon sang, pourvu qu’ils en fassent un film ! ».  

Il faudra cependant fournir un léger effort initial pour pénétrer dans le récit. Le premier chapitre (disponible en aperçu sur amazon) emprunte énormément aux codes de la science-fiction, et rentre immédiatement dans le vif du sujet, usant du procédé  in media res

Lorca Varèse s’apprête à passer son ultime test avant de rejoindre le Recif, une section spéciale de l’armée dédiée à la traque des furtifs, ces êtres mystérieux qui « vivent dans nos angles morts » et pourraient avoir enlevé sa fille. Outre les aspects technologiques et politiques de cet univers futuriste, les premières pages nous aident à nous familiariser avec le processus narratif. Damasio nous conte son histoire à travers six personnages principaux. Mais contrairement à Game of Thrones, les points de vue ne sont pas séparés par des chapitres, ils s’entremêlent au fil du récit. Ce procédé permet de vivre la rencontre entre deux personnages avec une profondeur supplémentaire, et produit de splendides effets littéraires, chaque protagoniste ayant son champ lexical et sa sensibilité propre. « Toni tout fou » parle le langage de la rue, manie l’argot avec humour et ressent les événements en prise directe avec ses émotions. Plus réfléchie, Saskia analyse les scènes avec une méticulosité pragmatique et une intuition plus féminine. Pour savoir qui parle, outre l’énonciation légèrement différente, Alain Damasio a recours à des ajouts de ponctuations et signes propres à chaque personnage. Au début, on se référera au volet de couverture pour identifier le narrateur, mais très vite, on retient naturellement le style typographique et littéraire propre à chaque protagoniste. 

De la dystopie contemporaine vers un futur désirable

Qu’en est-il des « furtifs », « ces êtres de chairs et de son » me direz-vous ? Ils apparaissent dès la première page, mais leur existence demeure une hypothèse scientifique et une légende urbaine. Pour retrouver la trace de sa fille, Lorca devra élucider leur mystère. Et dès le premier chapitre, on devine une tension narrative : comment ce sociologue des ZAD et mouvements autonomes pourra concilier son entrée dans l’armée avec son désir d’émancipation ? 

Alain Damasio à la ZAD de Notre-dame-des-Landes, photo ValK/Flickr

L’histoire se déroule en France, en 2041. Le néolibéralisme a poursuivi sa grande œuvre de privatisation, au point que les villes elles-mêmes ont été « libérées » pour devenir la propriété de multinationales. Les citoyens portent des bagues numériques, sorte de smartphone miniaturisé, qui leur donnent accès aux espaces de la ville correspondant au niveau de leur forfait (standard, premium et privilèges) et à une multitude de fonctionnalités allant du surf sur les réseaux sociaux à la projection 3D d’une réalité augmentée et individualisée, via des lentilles de contact. En analysant les montagnes de données formées par nos traces informatiques, les algorithmes des intelligences artificielles nous suggèrent des produits collant au plus près de nos désirs, tissant un techno-cocon dans lequel chaque citoyen se réfugie avec joie. Loin d’être une dystopie brutale, la France de 2041 apparaît comme une démocratie, certes illibérale, mais où le contrôle permanent s’exerce avec le consentement des citoyens, dont le libre arbitre est vampirisé par les sociétés commerciales. L’individualisme règne en maître, chacun évolue dans sa bulle numérique, note et se fait noter par les serveurs des cafés, customise son interface avec la publicité omniprésente, dialogue avec son MOA (my own assistant, une IA personnalisée) et accepte sa classe sociale de « forfait standard » ou « premium » en espérant accéder, ne serait-ce qu’une journée via une offre découverte, aux privilèges du niveau de prestation supérieur. Les premiums méprisent les standards qui envahissent leurs squares en heure creuse et jalousent les privilèges qui jouissent de l’exclusivité de certains transports publics, parcs et avenues marchandes. Si on retrouve la novlangue managériale propre au macronisme contemporain, le contrôle de la société ne s’exerce pas de manière autoritaire, façon 1984 de Georges Orwell. Nul besoin de Big Brother, l’espionnage consenti est constant, seamless et intégré aux objets connectés qui l’exercent. 

Alain Damasio livre ainsi une réflexion particulièrement aboutie sur les enjeux de l’Intelligence artificielle et des données personnelles, rejoignant des philosophes et spécialistes tels que Éric Sadin et Olivier Rey, en opposition directe avec les obsédés du transhumanisme et de la singularité de l’IA, comme Laurent Alexandre, Harrari et Elon Musk. Le technolibéralisme sert à privatiser notre propre conscience pour la livrer en pâture aux géants du numérique qui sauront y maximiser leurs profits. Nous devenons volontairement le produit, réduisant d’autant notre vitalité et libre arbitre.

Ceux qui cherchent à s’émanciper s’exposent à de brutales conséquences. Les « sans bagues » sont traités comme des moins que rien, assimilés aux réfugiés climatiques qu’on devine impitoyablement traqués. Refuser de se fondre dans ce modèle commercial peut vite coûter cher, surtout si vous présentez une menace hypothétique pour le taux de profit des multinationales. Dès le chapitre deux, on se retrouve ainsi confronté à la répression brutale du Capital.

Fort de son expérience des manifestations, Alain Damasio nous plonge dans ce que pourrait être la violence policière épaulée par les dernières technologies : drones autonomes, intelligence artificielle à reconnaissance faciale, canon à ondes sonores, caméra thermique, police en liaison avec les « big data » des entreprises privées pour traquer le moindre opposant politique. La façon dont est écrasée une manifestation spontanée est effrayante par le réalisme de la répression et l’ampleur totalitaire de la réponse judiciaro-policière. 

Dans ce monde si proche du nôtre, les furtifs apparaissent comme une forme d’évidence : vivant dans les angles morts, échappant à tout contrôle, laissant très peu de traces, ils seraient la clé de notre propre émancipation. 

L’autre espace de liberté se trouve chez les mouvements citoyens et autonomes, les ZAD, ZAG (Zone Autogérée) et les espaces de luttes anarchistes et écolos où s’épanouissent militants et activistes. Leur humanité, superbement décrite par Damasio, suscite un profond désir chez le lecteur qui découvrira les principes de l’autogestion, de la démocratie directe, de l’art populaire, de l’économie de la gratuité et du partage des communs. La vitalité des personnages évoluant dans ces communautés hors système contraste avec le bonheur artificiel et solitaire des citoyens premiums dévitalisés par leurs techno-cocons.  

À quoi tient une révolution, nous demande Damasio ? À la construction d’un autre imaginaire, d’un futur désirable qui décrit un horizon de possibles, et permet d’enclencher ce mouvement de bascule qui entraîne toute la société. Face aux dystopies cyberpunk, aux collapsologues anxiogènes et survivalistes réactionnaires, les Furtifs opposent un autre chemin, une autre perspective. 

Le roman s’inscrit ainsi dans cette « guerre culturelle des imaginaires », afin d’opposer à la vision techno-libérale une alternative désirable, et d’encourager la mobilisation sociale pour transformer notre société. 

Pour Damasio, ce cheminement passe par la fuite hors des cadres préimposés, furtivement, par le mouvement, l’activisme, la coopération, le retour à la terre et au vivant. Au cœur de cette dynamique, on retrouve l’appropriation des territoires (aussi bien physiques que culturels), l’ouverture à nos sens pour retrouver une certaine vitalité faisant écho à notre humanité profonde, tout en s’ouvrant à l’autre. On sort de la lecture avec une formidable envie de se tourner vers l’action, de partager notre expérience, et de renouer des contacts avec notre entourage proche et lointain pour tisser du lien. Avec cette idée directrice:  il ne tient qu’à nous de faire advenir la révolution. 

Roman de gauche contre écriture de droite

À la lecture des Furtifs, on réalise le fossé qui sépare Alain Damasio d’autres auteurs à succès contemporains, identifiés à l’autre bord du spectre politique. Je pense en particulier à Michel Houellebecq. 

L’auteur des Particules élémentaires avait produit une critique originale et radicale du néolibéralisme. Lui aussi adepte du roman d’anticipation, il a pu alerter sur la désindustrialisation de la France et la destruction du vivant. Dans Soumission , il s’amuse à attiser nos peurs en décrivant les bénéfices de l’islamisation politique de la France, de la soumission à un dogme religieux servant d’antidote aux souffrances imposées par un autre dogme, celui de la concurrence à tout prix, de l’extension du domaine de la lutte à toutes les sphères de la vie. 

Mais chez Houellebecq, il n’y a pas d’espoir. Les scènes d’amour, crûment dépeintes, sont essentiellement des relations à sens unique. L’un se sert, prend, l’autre donne. L’échange est minimum. La femme, même dans « Plateforme », a besoin de l’homme pour s’émanciper. Quant à l’homme, le personnage « houellebecquien », il est nécessairement condamné. C’est sans espoir, la société broie, le destin accable, point d’échappatoire possible en dehors de la soumission. Parfois drôles, (presque) toujours racontés à travers le regard étroit et cynique d’un personnage central masculin, les romans de Houellebecq sont limités, unidimensionnels, quels que soient les thèmes qu’ils abordent. Par l’écriture économe, par la dimension des personnages, par le message qu’ils délivrent. 

Les Furtifs représentent l’exact opposé. Le jeu avec la sonorité des mots, la créativité syntaxique, la typographie, les néologismes qui viennent répondre à la novlangue libérale par des traits d’humour ou de réflexion bien sentis, tout cela produit un récit multidimensionnel. 

Acculée par une horde de manifestants pacifiques décidés à destituer l’autorité néolibérale, une brigade de police se trouve réduite à menacer la foule d’une phrase bien connue des manifestants contemporains « nous allons faire  usage de la force ». Sauf que c’est un personnage à la diction fluctuante qui raconte la scène, alors cela donne « nous allons faire usage de la farce ». Et là, le lecteur tenu nerveusement en haleine depuis plusieurs pages éclate de rire, verse une larme de joie, car en effet, tout cela n’est qu’une farce. Tragique, meurtrière, mais dont le pouvoir de l’acteur principal (l’État capitaliste) repose uniquement sur notre consentement collectif. 

Contées à travers divers points de vue, les relations amoureuses et parents-enfants sont bouleversantes, au point de vous saisir aux tripes. La narration est plurielle, collective. Le style varié et changeant. La critique du système néolibéral plus aboutie, polyvalente et riche de questionnements. Le lecteur passe ainsi par de multiples émotions : l’effroi et l’anxiété face à la brutalité du monde dépeint, un sentiment d’injustice, de tristesse et de colère parfois, mais de la joie, de l’envie, de l’émerveillement et des rires aussi. Et de l’espoir, beaucoup d’espoir. 

De quoi justifier, y compris pour les moins adeptes des réflexions technologiques, d’aller explorer le monde des furtifs.    

Les furtifs, Alain Damasio, éditions la Volte.

 

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3 réactions au sujet de « Les furtifs, de Damasio, roman révolutionnaire »

  1. Pour la défense de Houellebecq.
    Les romans de Houellebecq réac? Peut-être mais j’en doute.
    Cyniques et déprimants, certainement. Une boite de prozac devrait être fournie avec chacun de ses bouquins. Faisant des constats désabusés de l’humanité actuelle. Est-ce un tort?

    Il faut aussi voir les différents niveaux de lecture de ses bouquins (note: je ne suis pas allé au delà de « soumission ».).
    « Soumission » justement. Est-ce un livre qui joue à vous faire peur avec l’Islam? Ou est-ce un livre qui se moque des capacités « d’adaptation » à une dictature (ici théologique) d’un simple individu à l’origine plutôt indépendant?
    « Plateforme ». « Les scènes d’amour […] sont essentiellement des relations à sens unique. L’un se sert, prend, l’autre donne. L’échange est minimum ». Pas d’accord. Il y a justement échange. Échange réciproque de plaisir physique, échange de plaisir contre de l’argent, de sentiments contre de l’argent. Houellebecq caricature le libéralisme. Le propos de « plateforme » est le suivant: quitte à ultra-libéraliser, autant aller jusqu’au bout. Qui sont les « réac » dans l’affaire? Justement les biens-pensants qu’ils soient chrétiens ou islamistes. Les seconds agissant par violence directe, les premiers par violence hypocrite.
    Femme ayant besoin de l’homme pour s’émanciper? Notre société est patriarcale, donc oblige les femmes à user de ruse pour survivre. Mais dans les faits, qui est le dominant? Qui domine réellement la relation entre le narrateur et Valérie? Qui domine la relation entre l’électricien et son « épouse » thaïlandaise?

    Le « mage Houellebecq », pour citer Charlie Hebdo, est un troll. L’individu Houellebecq est un troll, le personnage Houellebecq est une fiction, le narrateur Houellebecq en est une autre. Quand le personnage Houellebecq déclare d’un air pénétré qu’il pleut, je soupçonne l’individu Houellebecq de se marrer en regardant tous ceux qui s’achètent un parapluie et tous ceux qui regardent le ciel.
    Que l’individu Houellebecq ait fini par croire aux provocations iconoclastes du personnage Houellebecq, j’en doute. Il est plus futé que les provocateurs habituels de droite qui sont assez fous pour croire à leurs propres conneries. Mais il consomme beaucoup plus de pinard, ce qui attaque pas mal à la longue…

    Bref, pas le bon choix de comparaison pour votre bouquin, là.

    1. Bonjour et merci de votre commentaire ! N’étant pas critique litéraire je dois reconnaitre mes propres limites, mais justement j’ai pris Houellebecq comme point de comparaison pour plusieurs raisons. Damasio lui même en parle (très) brièvement dans l’interview « Thinkerview » en lien dans l’article, et Houellebecq a pu être apprécié par des auteurs de gauche pour sa critique du néolibéralisme (Bernard Maris en particulier, qui avait publié « Houellebecq, économiste »). Cependant, si cet auteur n’est qu’un « troll » comme vous dites, il pourrait prendre des positions publiques plus engagés et critiques du néolibéralisme qu’il ne le fait. A ma connaissance, ces rares interventions publiques récentes ont eu lieu dans les colonnes d’un magazine d’extrême droite et à la conférence du cirque d’hiver.

      Sur « Plateforme », jsutement, Valérie passe la seconde moitié du roman à chercher une solution pour ses centres de vacances, solution que lui suggère le personnage masculin. C’est donc bien lui le dominant dans la relation, celui qui détient les clés de la réussite professionnelle de Valérie.

      Bien à vous !

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