Frédéric Lordon : « Notre stratégie du choc »

Frédéric Lordon : « Notre stratégie du choc »

On ne présente plus Frédéric Lordon, économiste et directeur de recherche au CNRS en sciences sociales. En 2014, il publiait « La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique », véritable mine d’or pour la pensée critique.

Au-delà de sa minutieuse déconstruction de l’Union européenne, il y détaille des pistes passionnantes pour mettre en place une « alternative de gauche » au néolibéralisme, voire au capitalisme. En particulier, une « stratégie du choc » qui semble de plus en plus pertinente….

Faisant suite au résumé du livre de Varoufakis, voici les principaux points que nous avons retenus de l’indispensable ouvrage de Frédéric Lordon.

Première partie : L’impasse de l’Union européenne.

 Dans son style inimitable, mêlant à la précision du chercheur l’ironie et le sarcasme d’un humoriste, Frédéric Lordon commence par déconstruire le mythe de l’Union européenne. Au cœur de son propos figure son attachement au principe démocratique. La démocratie, nous dit-il, c’est la possibilité de discuter de tout, à n’importe quel moment. De changer de ligne politique, de remettre en cause les structures. En ce sens, la démocratie est synonyme de souveraineté. « Le droit d’égale participation à l’autodétermination de notre destin collectif ».

Photo: Ballast

Or l’Union européenne serait tout sauf démocratique. L’auteur commence par rappeler des faits lourds de sens. Le non-respect systématique des référendums nationaux d’abord, mais au-delà de ces évènements ponctuels, la remarquable continuité des politiques européennes (libéralisation progressive des marchés inter et intra-européens, privatisation des services publics, recul social…) menées implacablement au fil des années et quelle que soit la couleur des gouvernements. Et de constater que les périodes où la gauche fut majoritaire au sein de l’Union coïncident avec les plus brutales accélérations de la libéralisation des marchés et de la financiarisation de l’économie.

Frédéric Lordon explique ce constat par la nature même de l’Union européenne, qui est constitutionnellement de droite libérale. La circulation sans entraves des biens et services (et donc des capitaux, ce qui forme la base de la financiarisation de l’économie) et la notion de concurrence non faussée figurent au cœur des traités européens, qui ne sont modifiables qu’à l’unanimité des vingt-sept états membres. De même, le fonctionnement de la BCE retire la politique monétaire du champ de délibération démocratique : non seulement la banque centrale est théoriquement indépendante de tout pouvoir politique, mais ses missions sont cantonnées à la seule lutte contre l’inflation. Le soutien monétaire à l’économie et le rachat des dettes lui sont interdits, contrairement à toute autre banque centrale au monde.

Plutôt qu’un processus de démocratisation, la construction européenne tend à soustraire de plus en plus d’aspects politiques au vote des citoyens. Ainsi, le traité budgétaire signé par François Hollande constitutionnalise la règle des 3 %, réduit encore plus les circonstances autorisant son dépassement, et introduit une « règle d’or » d’un déficit « structurel » fixé à 0,5 % du PIB.

Privés des marges de manœuvre monétaires et budgétaires, les États membres sont contraints d’exécuter une politique unique, celle des « réformes structurelles » synonymes de recul des acquis sociaux, privatisation des services publics et dévaluation salariale.

En période de crise, les conséquences sont désastreuses. Alors que les économies américaines, britanniques, japonaises et chinoises sont rapidement reparties vers une croissance proche des niveaux pré-2008, grâce à une politique monétaire expansionniste combinée à une relance de la dépense budgétaire, les économies européennes ont perdu une décennie et traversé une seconde crise (dite des dettes souveraines) auto-infligée par l’interdiction absurde de toute intervention financière de la BCE.

L’aberration de ce système s’explique par des facteurs historiques qui tiennent de la construction européenne elle-même, victime de l’obsession monétaire allemande.

De la domination allemande

Pour des raisons historiques et démographiques, l’ensemble des grands partis politiques allemands (à l’exception de Die Linke) partagent une même vision monétaire qui se caractérise par une peur viscérale de l’inflation et une obsession pour la rigueur budgétaire. Cela s’explique par ce que Lordon nomme le roman national allemand selon lequel l’inflation conduirait nécessairement au nazisme. À cela, il convient d’ajouter le poids démographique des retraités allemands, dont les intérêts économiques exigent une monnaie forte et une inflation faible pour garantir la pérennité de leur rente. Sans oublier l’aspect culturel, qui élève la rigueur budgétaire et l’épargne au rang de vertu à travers la fameuse image du père de famille bavarois discipliné que l’on retrouve, entre autres, dans les romans de Dostoïevski.  

Ces éléments historiques et culturels illustrent les raisons qui ont conduit l’Allemagne à poser comme condition non négociable à sa participation à l’Euro le fait que ce dernier épouse sa conception monétaire. D’où les statuts de la BCE copiés sur ceux de la banque centrale allemande, et la règle budgétaire arbitraire des 3 %.

Si ces conditions ont été acceptées par les élites françaises, c’est qu’elles avaient bien compris qu’elles forceraient la France à abandonner son modèle socialiste au profit du néolibéralisme.

Le verrou européen

La pérennité de ce système repose sur deux puissances normatives qui échappent au contrôle démocratique : les traités européens et les marchés financiers.

Car en constitutionnalisant la libre circulation des capitaux et en adossant la norme arbitraire (qui n’existe nulle par ailleurs) des 3 % de déficit et 60 % de taux d’endettement maximal, l’Allemagne s’assure de deux façons. Les traités obligent les états membres à respecter les engagements, et en cas de dépassement, les marchés financiers punissent les « États voyous » en les menaçant de perte de triple A (cas de la France en 2011) ou pire, via des attaques spéculatives sur la dette (cas de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et de l’Irlande). La libre circulation des capitaux au sein de la zone euro permet aux marchés d’exercer un chantage : on se plie aux exigences du capital, ou bien il se déplace chez le voisin.  La politique européenne se retrouve ainsi cadenassée.

L’impasse de l’autre Europe

Après avoir décrit avec précision en quoi l’Union européenne actuelle est profondément antidémocratique, Lordon explique pourquoi il est impossible de la changer de l’intérieur.

Pour faire sauter le verrou, il faudrait interdire la libre circulation des capitaux qui rend possible le pouvoir normatif des marchés financiers, modifier les statuts de la BCE et changer le traité budgétaire européen. Trois conditions qui ne peuvent être réalisées sans l’unanimité des 27 états membres. Ce qui impliquerait que l’Allemagne renonce à son dogme monétaire.

Lordon estime que ce cas de figure est strictement impossible, et nous livre des arguments passionnants  pour démontrer l’obsession monétaire allemande.

D’abord, en citant un sondage effectué au cours de la crise grecque et portant sur la validité juridique du mécanisme d’OMT (Outright Monetary Transaction – intervention monétaire directe de la BCE sur les marchés obligataires afin d’éviter l’implosion de l’Euro).

Au-delà du fait que le sondage montre que la majorité des Allemands y sont opposés (48 % contre et 31 % pour, 21 % sans opinion), et soutiennent donc mordicus une rigueur monétaire absolue, l’existence même d’un tel sondage et le fait que la majorité des sondés savent ce que signifie l’OMT (79 %) en dit long sur l’importance des questions monétaires pour le peuple allemand.

Second argument, l’intervention télévisée allemande de Mario Draghi (président de la BCE) peu après sa prise de fonction, où il jure souscrire totalement à la vision berlinoise de la politique monétaire. Ce genre de numéro sous forme de profession de foi serait parfaitement inutile en France, mais outre-Rhin, il s’imposait de fait.

Enfin, Lordon revient en détail sur la séquence politique qui a accompagné la crise de l’Euro entre 2010-2013, et s’appuie sur les procès intentés par les institutions allemandes contre la BCE (afin d’interdire l’usage de l’OMT) pour expliquer qu’entre l’implosion de l’euro et l’inflation, l’Allemagne choisit l’implosion de l’Euro.  

En d’autre termes, si la gauche européiste parvenait à imposer un « euro social », c’est l’Allemagne qui quitterait la monnaie unique.

Selon Frédéric Lordon, un compromis tel que la mise en place d’eurobonds (ce qui revient à mutualiser les dettes européennes) semble tout aussi impossible. Un tel mécanisme entraînerait une hausse des taux d’intérêts de la dette allemande et une perte de contrôle drastique de Berlin, en particulier vis-à-vis du risque d’inflation. Seul un large transfert de souveraineté supplémentaire des autres états membres vers l’Allemagne pourrait permettre de convaincre cette dernière d’accepter une telle détérioration de ses intérêts économiques réels et fantasmés, mais c’est alors à la France qu’une telle option deviendrait inacceptable. Sans oublier les « marchés financiers » qui risqueraient de répondre à leur perte de pouvoir normatif par des attaques spéculatives et/ou fuites de capitaux tout aussi contradictoires avec l’idée de la gauche européiste de « changer l’Europe en douceur ».

          

Seconde partie : En sortir

Face à l’impasse décrite plus haut, la seconde partie de l’ouvrage constitue une mine d’or de propositions précises pour rétablir la démocratie, mettre en place les conditions de réalisation d’une politique de gauche, voire envisager la sortie du capitalisme.

Résumons les principaux points, dans un ordre légèrement différent de celui retenu par l’auteur.

Un peuple européen est-il possible ?

Il serait tentant d’objecter à Frédéric Lordon qu’il existe une option de sortie européiste à la crise démocratique, qui consisterait à rétablir la démocratie à un échelon plus élevé, c’est-à-dire en mettant en place une Europe fédérale (encore appelé « États-Unis d’Europe »).

À court terme, compte tenu des réticences allemandes décrites plus haut, on comprend que ce fédéralisme est impossible, puisqu’il impliquerait un renoncement fantastique de l’Allemagne à ses propres intérêts économiques et dogmes culturels. Mais Lordon va plus loin, en se posant la question des conditions de réalisation d’un véritable « peuple européen ». Dans ce chapitre très philosophique par la méthode, l’auteur explique qu’une condition nécessaire à la démocratie est l’existence d’un peuple qui se reconnaît comme constituant une communauté politique. Sans cela, la loi de la majorité démocratique ne peut s’appliquer.

Pour illustrer ce concept, on peut citer les attentats du 11 septembre 2001 ou de novembre 2015 à Paris qui ont donné lieu à une sorte « d’union nationale » face à l’agression extérieure, faisant momentanément table rase des divisions politiques.

Manifestation à Bordeaux suite aux attentats contre Charlie Hebdo

Inversement, le déferlement de migrants sur les côtes grecques n’a provoqué aucune sympathie européenne, et conduit bien au contraire à de nouvelles humiliations politiques avec le plan d’austérité de 2015. De manière générale, les vagues d’attentats et l’arrivée de migrants ont plutôt généré une réaction de repli national de chaque état qu’une communion solidaire des peuples européens.

Manifestation anti-austérité en Grèce, Angela Merkel est représenté en Hitler.

Si Frédéric Lordon n’exclut pas la constitution d’un peuple européen sur le long terme, en se basant sur l’histoire de la constitution des peuples français et allemands, il conclut que ce type de construction prend des siècles et s’accompagne d’une certaine violence (économique, culturelle et militaire). Il suffira de rappeler les guerres de religion, les conflits féodaux, les tentatives d’éradications des langues régionales (basque, corse, breton) et les attentats des mouvements indépendantistes y répondant pour entrevoir la pertinence de cet argument.

Pour l’auteur, la construction d’un peuple européen n’est donc pas possible dans l’échelle temporelle qui nous importe.

La possibilité du National

Conscient des réactions épidermiques que suscite l’évocation du terme national à gauche de l’échiquier politique, Lordon débute ce chapitre par la citation d’une icône du socialisme moderne, Pierre Mendès France. Prononcé en 1957 pour s’opposer au traité de Rome qui marquera la naissance de la Communauté européenne, le discours de Mendès France alerte sur les risques de destruction du modèle social français qu’entraînerait une perte de souveraineté, l’établissement d’un marché commun et la libre circulation des capitaux : « nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ».

Lordon égrène ensuite sur le ton de la moquerie les arguments européistes classiques. On aurait le choix entre l’UE et la guerre mondiale, le souverainisme serait nécessairement équivalent à la xénophobie et le protectionnisme synonyme d’autarcie façon Corée du Nord. L’appartenance à l’UE serait indispensable au bon fonctionnement d’un État, et incontournable pour peser dans la mondialisation. Lordon fait remarquer au lecteur le ridicule de ces propositions, qui semblent toutes oublier le fait que 170 Nations vivent relativement bien en dehors de l’UE, et que celle-ci est construite pour aggraver les effets négatifs de la mondialisation et non s’en protéger.

Frédéric Lordon à la tribune de « Nuit debout » le 26/06/2016

Pour l’auteur, il existe donc une possibilité du retour au national quelque part entre l’autarcie de Pyongyang et l’Union européenne de Berlin, entre « l’européisme béat » et le nazisme. Pour preuve, il cite l’expérience pas si lointaine du capitalisme fordien (période 1945-1975 appelée pas tout à fait par hasard trente glorieuses) qui avait vu coexister des droits de douane élevés, un strict contrôle des capitaux, un taux de croissance de 5 % en moyenne, le plein emploi et l’absence remarquable de force politique d’extrême droite ou de conflits armés au cœur de l’Europe.  

Lordon argue qu’au contraire, le néolibéralisme et la mondialisation seraient facteur de montée des tensions géopolitiques, de la xénophobie et de l’extrême droite.

Le retour au national ne serait donc pas un retour à la guerre économique, mais à la coopération sereine via des échanges intensifiés dans les domaines aussi variés que la culture, la science, les programmes universitaires (type Erasmus), la traduction et les aventures industrielles (Airbus, Ariane)… autant de projets construits avant la mise en place de la monnaie unique.

Sortir de l’Euro : l’éclaireur grec

Frédéric Lordon commence par détailler une stratégie de sortie de l’euro à l’usage de la Grèce, modèle qu’on devine extensible à d’autres pays. Ce chapitre a le mérite de démystifier l’abandon de la monnaie unique, de décrire précisément ses effets négatifs (deux ans de récession, en toute hypothèse), les moyens de limiter les dégâts et les bénéfices à tirer d’une telle décision. À savoir, la nationalisation du système financier, la redistribution des richesses, la sortie du cadre néolibéral et le regain démocratique. Le tout à travers un exposé particulièrement technique qui permet de mieux appréhender la complexité du système monétaire et financier, tout en répondant à des questions précises : l’épargne des citoyens serait largement sécurisée, les grandes entreprises et grandes fortunes paieraient le prix fort et les banques nationalisées permettraient de mettre en place une « socialisation du crédit ».

L’arme du défaut : notre stratégie de choc

S’il ne fallait lire qu’un seul chapitre (partiellement disponible ici), ce serait celui-là.

Après avoir détaillé avec précision le scénario du Grexit, Frédéric Lordon se penche sur celui du Frexit (ou d’une sortie coordonnée de plusieurs états). Ici, il ne s’agirait pas d’une décision contrainte par une crise de la dette, mais bien du recours planifié à une arme politique massive : celle du défaut.

L’auteur part d’un constat simple, celui de l’illégitimité des dettes européennes. Ou à minima, de la part directement induite par la crise financière de 2008. Car il faut bien intégrer que 30 % de la dette française (600 milliards) est entièrement imputable à la crise des subprimes. Ce qui revient à dire que pour sauver le système financier et réparer les dégâts qu’il a causés, on s’est endetté auprès du même système financier qui nous contraint désormais à l’austérité perpétuelle.

Il faut être frappé de cécité pour ne pas voir le côté absurde qui s’ajoute à l’immoral de cette situation. Situation qui découle pourtant d’un choix politique précis.

Lordon propose une alternative : celle du défaut partiel. Là où l’économiste nous régale, c’est qu’il ne se contente pas d’un « y’a qu’à faut qu’on » mais nous détaille les moindres conséquences techniques, financières, économiques et politiques de cette décision. La première, c’est qu’elle provoquera nécessairement la faillite du système financier français, et probablement européen. Et la seconde, c’est qu’elle forcera la sortie de l’euro (à moins que la BCE n’accepte de monétiser la dette, ce qui provoquerait la sortie de l’Allemagne, et donc in fine l’explosion de l’Euro).

Le bénéfice est évident : une fois mis par terre, nous n’aurons plus qu’à nous baisser pour ramasser le système financier national, à nos conditions. Car si les banques peuvent faire faillite, les états et banques centrales ne le peuvent pas. Les premiers parce qu’ils sont souverains sur leur territoire, et les secondes, car ce sont elles qui émettent la liquidité (par définition, elles ne peuvent donc pas en manquer !).

Pour éviter que ce choc initial ne conduise à l’effondrement complet de l’économie, il devra nécessairement s’accompagner des mesures correctives déjà détaillées dans le chapitre sur la Grèce : contrôle des capitaux, nationalisation des banques, garantie des dépôts des épargnants, socialisation du crédit, protection sociale accrue, souveraineté démocratique restaurée… et comme par magie, voici que s’applique tout seul, par nécessité, le programme de la gauche.

Lordon nous prévient, il ne s’agira pas d’une promenade de santé ! Mais une telle expérience permet tout simplement de sortir du néolibéralisme, voire du capitalisme si elle est menée convenablement et jusqu’au bout.

La principale objection à cette stratégie du choc, c’est la réalité de la mondialisation. Avec comme spectre un destin funeste, type « Vénézuela ». On pourrait y opposer un modèle moins triste, celui de l’Argentine, mais cela serait manquer de longueur de vue. Car si les trois banques systémiques françaises font faillite, comme l’adjectif que nous venons de leur accoler l’indique, c’est tout le système de la finance mondialisée qui se retrouve à terre !

Et d’un seul coup, les chantres du néolibéralisme vont retrouver leurs instincts protectionnistes et leur amour pour l’État.

La stratégie du choc de Lordon, remarquablement bien détaillée dans son exécution et ses implications, permet donc de rêver de la fin de la mondialisation et du capitalisme, au pire à l’échelle nationale, au mieux à l’échelle mondiale.

Pour une monnaie commune

Mais l’auteur ne propose cette option politique explosive qu’aux appétits les plus gourmands. Aux autres, il offre un scénario central qui se propose d’organiser la sortie sereine de l’euro. Non sans difficulté, mais préférable selon l’auteur à l’absence de démocratie et la soumission aux marchés.

Et d’envisager autre chose que le simple retour à la monnaie nationale, à savoir la création d’une monnaie commune (à ne pas confondre avec la monnaie unique). Ce système, inspiré de certaines propositions examinée en Europe durant la construction de l’Euro, et proposé par Keynes à la conférence de Bretton Woods, repose sur une organisation à deux échelons. En France, une monnaie nationale convertible à taux fixe contre une monnaie commune partagée par d’autres pays européens détenant eux-mêmes leur monnaie propre. En clair, le franc, la lire et le deutsche mark pour les échanges nationaux, et l’euro-commun pour les échanges internationaux.

Sans rentrer dans les détails techniques (passionnants et disponibles ici), ce système à deux étages combine les avantages de l’euro et du franc : possibilité de dévaluation nationale pour ajuster les écarts de compétitivité dans la zone commune, et maintien d’une monnaie forte à l’échelle internationale pour se protéger des attaques spéculatives et des variations importantes de taux de change face aux autres grandes monnaies.

Certes, cela réintroduira une perte de cette souveraineté chère à Frédéric Lordon. Mais l’auteur a tout prévu, et nous explique que 1) les statuts de la nouvelle banque centrale « commune » soumettront cette dernière au pouvoir politique tout en lui accordant une mission plus démocratique (au minimum, la priorité à la défense du plein emploi) et 2) il sera plus facile à un état membre de quitter ce système, y compris pour y revenir ensuite, puisque chaque état membre conservera une monnaie nationale.

L’auteur décline ensuite les principes de fonctionnement, limitations et avantages divers, avant de revenir (ce qui, décidément, fait la force de ce livre) sur les conditions de mise en place d’un tel système. En clair, comment et avec qui ?

Sans l’Allemagne, cela semble probable, puisque les conditions d’appartenance à la zone monétaire nécessiteront une vision progressiste de la monnaie, et une certaine harmonisation sociale et fiscale (par le haut) des participants, qui devront partager des niveaux similaires de coûts salariaux, taux d’imposition et protection sociale. En clair, le système permettrait de mettre en place ce fameux « euro social » qui serait également un « euro démocratique ».

Lordon ne cache pas la difficulté de la construction d’un tel ensemble, qui se fera dans le temps, et nécessitera un passage par la case « sortie de l’euro et retour à la monnaie nationale ».

Conclusion

Ce livre précieux brille à notre sens par deux aspects principaux qui font toute sa force : la rigueur quasi universitaire avec laquelle sont décrits l’impasse européenne et les scénarios de sortie de l’euro, ce qui permet de comprendre toute la complexité, les avantages et le prix d’un tel choix politique ; et l’analyse rigoureuse des conditions de réalisation de ces choix.

Lordon nous explique non seulement le pourquoi (objet de la première partie), mais aussi le comment du point de vue technique et politique. Comparé aux arguments d’intention des européistes de tout poil qui évitent soigneusement la question épineuse des conditions de réalisation de leurs vœux pieux, l’ouvrage apporte des arguments solides dont la force possède cette propriété de nous transformer profondément.

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Lire : Frédéric Lordon, La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique,  les liens qui libèrent, 2014.

L’auteur : pour ceux qui le connaissent et le lisent, une présentation de Frédéric Lordon apparaîtra nécessairement réductrice. Outre ses crédits scientifiques (diplômé d’HEC, docteur en sciences économiques, directeur de recherche en sciences sociales puis en philosophie au CNRS) Frédéric Lordon s’est imposé comme un penseur incontournable de la gauche critique de par ses prises de parole militantes. Filiation bourdieusienne oblige, Lordon sélectionne ses passages médiatiques avec parcimonie, préférant réserver sa parole aux micros de conférences-débats parfois disponibles sur YouTube. À titre personnel, nous le connaissons pour son analyse particulièrement fine de la crise financière de 2008 et les propositions tout aussi détaillées de ce qu’il conviendrait de faire pour y mettre fin, ses écrits sur la crise des dettes souveraines et la nécessité de la sortie de l’Euro, et sa critique salutaire des médias et du néolibéralisme. Ses passages médiatiques portent généralement sur l’un de ces trois thèmes, mais sa lecture de l’actualité politique et son engagement remarqué pour Nuit Debout, au sein du syndicat Solidaire tout comme ses contributions fréquentes au Monde diplomatique et au site Lundi Matin lui donnent l’occasion d’étendre le champ des sujets où son esprit aiguisé et son sens du verbe s’épanouissent pour notre plus grand plaisir.

Notes :

L’ouvrage comporte de nombreux chapitres issus d’articles publiés par l’auteur sur son blog, partiellement ou dans leur intégralité. Le livre reprend également les textes rédigés par Lordon dans différents médias sur le thème de la critique du front national, et du parti socialiste. Ces deux aspects sont moins d’actualité aujourd’hui, mais demeurent des lectures importantes. Nous avons ajouté les liens en annexe.

Annexes :

Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas: un texte indispensable pour combattre le Front National et l’extrême droite  sur le terrain des idées, et répondre efficacement à ceux qui tenteraient de faire un parallèle entre les idées de l’extrême droite et le souverainisme de gauche prôné par Lordon.

Le balai comme la moindre des choses: texte présent en annexe du livre « La malfaçon », et disponible également sur le blog de F. Lordon, critique particulièrement construite du PS.

De la domination allemande, ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas (blog de F. Lordon): le chapitre éponyme.

La fausse solution des Eurobonds (blog de F. Lordon)

En Sortir (blog de F. Lordon): reprends partiellement le chapitre phare du livre, sur la « stratégie du choc »

Pour une monnaie commune, mais sans l’Allemagne (blog de F. Lordon): long post contenant l’essentiel du chapitre sur la solution d’une monnaie commune

 

 


7 réactions au sujet de « Frédéric Lordon : « Notre stratégie du choc » »

  1. L’Europe est tout simplement en train de se faire assimiler et dépecer. La commission européenne est tout simplement une arme administrative placée et pilotée par les usa.

    C’est la guerre monsieur lordon : La guerre.

  2. Bonjour,
    Frédéric Lordon est au capitalisme ce que Morphéus est à la matrice. Il se propose de nous dessiller les yeux sur la réalité de notre environnement. Mais il est plus facile d’absorber une pilule que de comprendre les écrits de Frédéric Lordon dont le verbe est plus celui du philosophe que de l’économiste.

  3. Merci pour ce bel article – bel effort !

    F Lordon est toujours passionnant, subtil, honnête, rigoureux. Les critiques à son endroit ne dépassent pas le niveau de l’invective ou la forme, pourtant jubilatoire.

    Reste à diffuser ces idées, ce début de programme après l’avoir assimilé.

    La démocratie c’est d’abord choisir ensemble.
    Soit la fuite en avant actuelle et ses destructions sociales,
    soit le progrès des libertés sociales, culturelles…

    Maintenant qu’on a un début de scénario, un chemin pour sortir de cet esclavage,
    plus d’excuses pour ne rien faire ou se faire écrabouiller par des arguments : on fait comment ?

    Résistance Révolution Reconstruction DÉMOCRATIQUE.

    hardi !

  4. Merci pour cet article, et et les commentaires d’un ouvrage sorti, il y a déjà !, 4 ans….Mais l’actualité de la rentrée, et les prochaines élections européennes concomitamment à l’échéance du Brexit (mars 2019), incitent, si possible à la réflexion …. La stratégie du choc (clin d’oeil a Noemi Klein !) – inversé, c’est-à-dire contre le néolibéralisme – par une dislocation de l’UE et une sortie de Euro, est tentante. Il n’empêche, qu’aujourd’hui (avec notamment le sentiment d’un certain basculement avec le phénomène Trump), n’y aurait-il pas à rechercher ce qu’on pourrait appeler un « contre-projet européen ». Là où l’impasse néolibérale devient de plus en plus évidente pour le plus grand nombre, y compris pour faire face aux grands défis environnementaux, géopolitiques et technologiques, voire financiers (et la combinaison des 4), qui se profilent à l’horizon, la dislocation et l’éclatement de la zone européenne ne garantie pas de bons résultats….. Une stratégie de reconquête par un contre-projet européen ne serait-elle pas préférable ?

    1. Elle serait préférable, mais est strictement impossible. D’abord, parce qu’elle nécessiterait l’approbation des 27 pays membres, qui ont des intérêts contradictoires, et que les rapports de force ne sont pas favorables à la gauche et les pays du sud. Les pays de l’Est sont entièrement dépendants de l’économie allemande, et nombre d’entre eux sont dirigés par l’extrême droite pour 3 à 5 ans au minimum. Ensuite, l’Allemagne a clairement indiqué qu’elle préfèrerait sortir de l’UE que de voir sa doctrine monétaire remise en question.

      Il n’y a que trois issues possibles sur le plan européen, pour la France (en plus du statu quo):

      – un frexit façon brexit, qui coutera beaucoup plus que ce qu’Asselineau veut faire croire
      – un frexit coordonné avec d’autres pays européens (vraisemblablement du sud, Espagne-Italie-Portugal), c’est ce que propose Lordon dans son article « une autre stratégie européenne pour la gauche » (à lire sur son blog) et également le plan B de LFI
      – une stratégie à la portugaise qui consiste à s’affranchir progressivement des règles européennes tout en se maintenant dans l’euro (plan A de LFI)

      Merci pour vos excellents commentaires qui invitent à la réflexion !

  5. « – une stratégie à la portugaise qui consiste à s’affranchir progressivement des règles européennes tout en se maintenant dans l’euro (plan A de LFI) »

    Les résultats de la politique menée au Portugal sont très impressionnants, et porteurs d’espoir !

    La semaine dernière, j’ai été surprise de voir que la parti d’Asselineau ne semble vouloir les expliquer que par l’exode de 2 millions de Portugais.

    Que penser et répondre à cela ?

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