Marine Le Pen peut-elle gagner ?

Marine Le Pen peut-elle gagner ?

Pendant que le PS se divise, que les médias imposent Macron et que Fillon s’accroche aveuglément, Marine Le Pen progresse dans les sondages et lance sa campagne. Peut-elle prétendre à la victoire finale ? Plus que jamais, cette hypothèse doit être prise au sérieux.

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder au hasard une des récentes interventions de la présidente du front national au parlement européen, comme  celle-ci:

Le racisme et la xénophobie semblent s’effacer devant des thèmes pourtant chers à la gauche : défense des valeurs démocratiques et du peuple, lutte contre la corruption, le libre-échange et les excès de la finance, protection de l’environnement… on a même droit à un plaidoyer pour la sauvegarde des services publics ! Et pendant ce temps, le parti socialiste défend le traité de libre-échange avec le Canada…

Dans cet article, je voudrais revenir sur les causes profondes de la montée du FN, les raisons qui portent à croire que sa victoire est possible, et les conséquences qui s’ensuivraient.

1) Les causes de la montée du FN

Pour comprendre la progression du FN, il faut examiner ce qu’il représente. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’un banal parti d’extrême droite, profondément raciste, xénophobe, antisémite, islamophobe, négationniste, souverainiste et réactionnaire (excusez-moi si j’en oublie).

Ces éléments constituent toujours le cœur du parti, mais croire qu’il a atteint 30% des suffrages aux régionales parce qu’il y a de plus en plus de racistes en France serait faire preuve d’une certaine naïveté. La majeure partie des électeurs frontistes ne sont pas plus racistes que ne l’étaient les électeurs d’Obama ayant portés Donald Trump à la Maison Blanche. En réalité, le vote FN reste avant tout un vote « contestataire ».

Mais pour contester quoi, au juste ?

En premier lieu, le déclassement socio-économique. Or quelles en sont les causes généralement admises ?

Selon les néolibéraux et le consensus des « experts », il faudrait chercher du côté des excès de notre modèle social. Trop de règles, pas assez de concurrence, un manque de flexibilité, de discipline budgétaire et des règlementations inadaptées à la mondialisation, et donc coupables d’abaisser la compétitivité des entreprises et de plomber les comptes des États. C’est le parti pris de Fillon, Macron et Hollande, entre autres.

À ce point de vue s’oppose celui qui tient précisément pour responsable le néo-libéralisme, la mondialisation, le libre-échange, l’Euro fort, le démantèlement des services publics, la mise en concurrence de tous les secteurs d’activités et le principal acteur qui impose ces choix politiques : l’Union Européenne.

Nous n’allons pas tenter de trancher entre ces deux visions, car cela n’est pas nécessaire à notre propos. Ce qui compte au juste, c’est l’opinion des électeurs. Et s’il y a un fait irréfutable, c’est bien que les emplois dans l’industrie française sont en baisse constante et que le pouvoir d’achat stagne. À cela, il faut ajouter la privatisation progressive des services publics qui entraine une désolidarisation du monde rural.

Les populations impactées par ces changements sont peu enclines à accepter l’idée selon laquelle les bénéfices de la mondialisation (dont de nombreux autres citoyens profitent, nous-mêmes compris) compenseraient largement ses inconvénients.

Partout en Europe, les gouvernements de droite et « de gauche » se sont succédés pour mener des politiques semblables, puisque dictées par la doctrine européenne néolibérale d’une part, et verrouillées par la rigueur budgétaire allemande d’autre part.

Logiquement, les « mécontents » devraient se tourner vers les partis politiques antilibéraux voir anticapitalistes.

Cette tendance s’était amorcée en 2002 (la gauche alternative cumulait 16 % des suffrages), mais a nettement régressé depuis. Selon les économistes et intellectuels proches de ces mouvances, c’est avant tout du fait du discrédit médiatique opéré vis-à-vis de la gauche « alternative » (1).

Tandis que les thèses de l’extrême droite sont progressivement adoptées par les partis de gouvernement (Sarkozy, puis Hollande et Valls), les idées progressistes se trouvent marginalisées. Les termes « capital », « lutte de classe », « exploitation » et « peuple » sont désormais bannis du champ lexical médiatique (2), alors même que les expressions « islamisation » « identité nationale » et « défense de la laïcité » sont reprises jusque dans les débats de la primaire du PS.

Non seulement toute alternative à la politique néolibérale est constamment décrédibilisée (à tel point que la population elle-même est désormais convaincue de l’absolue nécessité de la réduction de la dépense publique, jusqu’aux électeurs du PS), mais les thématiques les plus dures (islamophobie, racisme, xénophobie) sont, à l’inverse, transcendées par les grands médias. L’importance attribuée à l’affaire du Burkini, ou plus récemment au coup de machette du « terroriste » du Louvre constitue des exemples édifiants.

Ainsi privé de son exutoire « progressiste », marginalisé et rendu inaudible par le système médiatico-politique, le vote contestataire n’a plus qu’une option disponible : se reporter sur l’extrême droite. (3) Logiquement, le monde ouvrier et la ruralité constituent désormais les premiers viviers de voix pour Marine Le Pen, selon le même phénomène sociologique qui a provoqué le triomphe de Donald Trump et le Brexit.

Et pour cause, en plus de  l’immigration, Marine Le Pen fustige sans relâche des choses bien précises :

  • Le caractère anti démocratique de l’Union Européenne.
  • La doctrine du libre-échange inscrit au cœur des traités
  • L’Union Européenne, coupable de démanteler les services publics et le modèle social français
  • Les politiques d’austérité imposées par la BCE et l’Allemagne (et ratifiées par traités contraignants)
  • L’espace Schengen (également dénoncé par le parti LR)

Si les politiques de l’Union Européenne portaient un projet dépassant les intérêts mercantiles, ou plus simplement donnaient des fruits, ces arguments ne seraient probablement pas écoutés. Mais nous sommes obligés de reconnaitre que les politiques menées par l’Union Européenne et les prises de position de ses dirigeants ne font qu’ajouter du grain à moudre au moulin de l’extrême droite (4). Que ce soit le non-respect du vote au traité européen de 2005, du référendum grec de 2015, les conflits d’intérêts au cœur de l’UE (5), le passage en force de l’accord de libre-échange CETA malgré l’opposition du parlement Wallon, il est difficile de lui donner tort, sur le fond.

Photo 20min.fr

 

Ironiquement, ces reproches étaient jadis l’apanage de la gauche, et la raison pour laquelle le PCF et Mélenchon avait appelé à voter contre le traité européen de 2005. Seulement, de nos jours, remettre en cause l’Europe actuelle conduit immédiatement le journaliste de plateau télévisé à s’exclamer : « vous rejoignez donc Marine Le Pen ».

À cela, il faut bien entendu adjoindre les questions de l’immigration et du terrorisme. Deux problématiques qui ne sont pas nécessairement connectées, mais dont le lien de causalité est trop facile à établir pour ne pas servir les thèses du FN. Qu’importe que la plupart des terroristes soient des Français ayant quitté le pays, et non pas des Syriens venant d’y entrer !

Cependant, avant la xénophobie, le second aspect du vote Front National repose sur le ras-le-bol vis-à-vis de la classe politique (6). Entre les promesses non tenues (« mon ennemi, c’est la finance ») et les scandales à répétitions (7), force est de constater que nos représentants n’aident pas la cause républicaine. L’affaire Pénélope Fillon constitue le dernier exemple en date de la déconnexion de la classe dirigeante vis-à-vis du peuple. Marine Le Pen a beau baigner elle-même dans les scandales, l’extrême droite semble relativement immunisée contre ce genre de discrédit, comme l’a prouvé la campagne de Donald Trump.

En résumé, ce sont bien les politiques néolibérales, portées par l’Union Européenne et les gouvernements français successifs, qui ont permis au Front National d’atteindre le statut de première force politique de France, avec la complicité du système médiatique.

2) Pourquoi le FN peut-il gagner

Jusqu’à présent, il existait trois barrières principales à l’arrivée au pouvoir du Front National. Or, chacune de ces barrières s’est considérablement affaiblie.

1. Les valeurs racistes et xénophobes du FN.

La première cause de rejet du FN reste précisément ce qui fait son identité : ses idées racistes et xénophobes. Or ces thèmes sont de plus en plus banalisés : François Hollande a défendu la déchéance de nationalité imaginée par le FN. Avant cela, la rhétorique anti immigrés de Manuel Valls et le fameux débat sur l’identité nationale organisé par le gouvernent Sarkozy (et hébergé par les chaines du service public !) ne constituent que quelques exemples d’une tendance glissant vers toujours plus de stigmatisation. L’importance médiatique des chroniqueurs ouvertement islamophobes comme Eric Zemour et Alain Finkielkraut, qui bénéficient d’un temps de parole supérieur à l’ensemble des intellectuels de gauche combinés, en dit long sur la complicité du système.

Cette fragilisation des valeurs s’accentue sous la pression engendrée par les deux crises récentes, à savoir les attentats terroristes et le cas des réfugiés. À tel point que Marine Le Pen s’est permise de juger les dernières propositions de Nicolas Sarkozy d’antirépublicaines, un comble. (8)

Dans ce contexte de grande confusion, le rempart des valeurs « humanistes » ne découragera plus longtemps les « oubliés de la mondialisation » à voter Marine Le Pen.

2. Le front républicain

Le « front républicain » désigne le phénomène qui consiste à voter systématiquement pour le candidat opposé au Front National. Or, dans le cas improbable où un homme de gauche arriverait au second tour face à Marine Le Pen, Les Républicains ont d’ores et déjà indiqué qu’il n’y aura pas de consigne de vote. Le fameux « ni-ni » qui exclue le « front républicain » en cas de second tour sans François Fillon.

C’est d’autant plus cynique que c’est précisément sur ce front républicain que comptent les stratèges de la droite pour battre Marine Le Pen au second tour. D’où une question simple : les électeurs de gauche feront-ils de nouveau barrage au FN, quand le camp d’en face refuse d’en faire autant ?

On pourrait même ajouter que les désistements des candidats socialistes lors des triangulaires des régionales de 2015 ont eu un effet pervers. Dans un sens, ils ont empêché des régions entières de tomber sous le contrôle du Front National. Mais en refusant la représentation démocratique aux électeurs du FN et en privant ce parti de l’exposition liée à l’exercice de toute responsabilité, on renforce paradoxalement sa légitimité tout en lui permettant de masquer sa vraie nature.

Certes, les sondages se veulent rassurants et pointent tous Le Pen à 40 % au second tour. Mais sans parler de la faiblesse avérée de ces sondages, de nombreux évènements peuvent surgir en trois mois de campagne, y compris de nouveaux attentats, pressions étrangères et autres scandales qui pourraient fragiliser cette marge de sécurité. La récente affaire Fillon en constitue le parfait exemple et menace d’ouvrir un gigantesque boulevard à l’extrême droite.

3. Le manque de crédibilité du programme

Ne pouvant plus réellement critiquer Marine Le Pen de façon efficace sur le thème des valeurs, l’axe d’attaque principal vise désormais le programme économique du Front National.

Marine Le Pen en est consciente, et ce n’est pas par hasard qu’elle lance aussi tardivement sa campagne. Cependant, penser que cela constitue un point faible serait une grave erreur. Les électeurs du FN ne votent pas pour une idée, mais bien contre quelque chose. De plus, Donald Trump lui-même prend nos experts à contrepied, en promulguant un protectionnisme qu’on nous avait pourtant expliqué « impossible » et en installant des contrôles aux frontières aussi abjectes que réels.

Si la brutalité du régime présidentiel de Donald Trump fait peut-être réfléchir quelques électeurs sur les conséquences de l’abstention ou du bulletin Marine Le Pen, l’absence notoire de catastrophe post-Brexit discrédite un peu plus les arguments alarmistes des fameux experts qui continuent de livrer leur pensée unique sur tous les plateaux depuis trente ans.

Photo: Charente Libre

Ainsi, avec ces trois principales barrières fragilisées, les chances de victoire du FN apparaissent de plus en plus crédibles.

 3) Les conséquences d’une victoire du FN

Il est bien entendu difficile de prévoir ce qui arriverait en cas de victoire de Marine Le Pen. L’idée selon laquelle elle ne pourra pas gouverner, car privée de majorité à l’Assemblé, est avancée comme principal argument pour justifier le vote blanc au second tour par certains « antisystèmes ».

Mais il faut bien comprendre que même si, hypothèse la moins crédible, la gauche obtenait une majorité à l’Assemblée Nationale, Marine Le Pen serait tout de même Présidente de la République.

Pour appréhender ce que cela impliquerait, il suffit d’examiner les premières conséquences de la victoire de Donald Trump aux États-Unis (alors qu’il n’était pas encore investi).

  • Les États-Unis ont vu une augmentation des violences raciales et des discriminations (10)
  • On observe une banalisation des mouvances néonazies
  • La droite a fait alliance avec Donald Trump et lui permet de gouverner
  • Les milieux d’affaires se sont immédiatement rangés du côté du pouvoir
  • La corruption et les conflits d’intérêts atteignent des niveaux sans précédent

Sur cette base, on peut au minimum s’assurer que la victoire de Marine Le Pen aura deux répercussions sociales majeures :

  • Les crimes racistes et les violences faites aux personnes de couleur vont se multiplier. C’est déjà le cas, en particulier pour les femmes portant le voile, sujettes d’agression verbale voir physique en nette augmentation depuis le début de la crise terroriste. Il faut bien comprendre que ces violences seront d’avantages justifiées par l’arrivée au pouvoir du Front National, avec comme premières victimes, une fois de plus, les femmes.
  • L’effet inverse contingent : un risque de radicalisation bien plus sérieux des populations se sentant visées par le vote FN, et de façon moins grave, mais tout autant préjudiciable, une augmentation du sentiment de rejet et de marginalisation chez les Français appartenant aux « minorités ». 

Sans agiter le spectre de la guerre civile et de la fin de la république, ces deux éléments sous-tendent de nombreux risques d’escalade dramatique. Et ce, quels que soient les résultats des législatives.

Ajoutons à ces considérations les répercussions moins directes, comme le risque de faire perdre à la France son influence politique et économique sur les pays francophones, en particulier en Afrique où l’admiration pour la France et ses principes est encore très prégnante (11). Sans oublier le danger inhérent à l’abandon des valeurs républicaines et au repli sur soit général, forcément vecteur de tensions internationales.

Conclusion

Plutôt que de céder aux sirènes du FN ou de combattre ses électeurs avec toujours plus de dédain et de mépris, il serait plus productif de considérer avec le plus grand sérieux ses alternatives humanistes (12). Au minimum pour laisser entrevoir aux électeurs de Marine Le Pen une voie plus constructive et tout aussi « radicale ».

Le problème tient dans le fait qu’entre  l’extrême droite et la gauche alternative, le « système » a depuis longtemps choisi son camp (13).

Notes et références:

  1. Voir le film documentaire « les nouveaux chiens de garde », ou lire des articles d’analyse critique comme celui-ci ou un exemple concret sur le cas du traitement de l’économie chez France Inter ici.
  2. Y compris au PS. Sylvie Pinel raillait la lutte des classes lors du second débat des primaires socialistes, mettant en lumière la déconnexion totale entre le parti socialiste et la tradition dont il tire son origine.
  3. Le fameux « on n’a essayé la droite et la gauche sans résultat, pourquoi pas essayer Marine Le Pen » répété sans cesse par les électeurs du front national révèle une ignorance profonde : le fait qu’il existe également une alternative de gauche, plus crédible et soucieuse des intérêts de ces électeurs.
  4. Macron expliquait à Mediapart que le traité de libre-échange CETA ne devait en aucun cas être débattu dans les parlements nationaux
  5. On rappellera que l’ancien commissaire européen au transport vient d’être embauché par la société Uber pour aider cette dernière à contourner le droit européen, que l’ancienne commissaire à la régulation du climat est désormais conseillé chez Volkswagen et que l’ancien président de la commission, Mr Barroso lui-même, a décroché un poste en or chez Goldman Sachs. http://multinationales.org/Goldman-Sachs-Uber-Volkwagen-La-valse-des-anciens-Commissaires-europeens
  6. http://www.fakirpresse.info/l-autre-france-insoumise
  7. Rien que sur les six derniers mois, l’ex-ministre du Budget Mr Cahuzac a été condamné pour fraude fiscale, Christine Lagarde est jugée coupable (sans condamnation) pour négligence dans l’affaire tapie, Serge Dassault condamné pour fraude fiscale fait appel, Claude Guéant prend deux ans avec sursis pour détournement de fond public tandis que la députée Sylvie Andrieux siège à l’Assemblée avec un bracelet électronique !
  8. Nicolas Sarkozy proposait d’interner les individus figurant sur les fichiers S dans des camps de déradicalisation, lors des débats de la primaire LR.
  9. New York Times
  10. Sans parler de l’interdiction soudaine faite aux ressortissants de sept pays musulmans de passer la frontière, on notera la mise en place progressive de tout un tas de mesure visant à limiter le droit de vote des noirs, ainsi que des pratiques mettant en cause des libertés fondamentales comme le droit à l’avortement.
  11. Comme j’ai pu m’en apercevoir lors de mes séjours en Afrique de l’Ouest et à travers des témoignages divers de personnes issues ou ayant vécu dans ces zones géographiques.
  12. Qui n’est malheureusement incarné aujourd’hui que par le mouvement de la France Insoumise, à ma connaissance du moins.
  13. Lire Frederic Lordon, en particulier la seconde partie de cet article.

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