Cannes : festival de paniques bourgeoises

Cannes : festival de paniques bourgeoises

Pour la contestation sociale et le mouvement contre les retraites, Cannes figurait en tête des événements à perturber. Le plus grand festival du Cinéma, imaginé et cofondé par la CGT en réponse à la mainmise des régimes fascistes sur la Nostra de Venise dans les années trente, est issu d’une longue tradition syndicaliste, antifasciste et contestataire. Sans même parler du coup de force de Jean-Louis Godard et François Truffaut provoquant la fermeture du festival en mai 1968, la Croisette a longtemps été un terrain de lutte. Après les multiples casserolades réussies à travers le pays, le semi-échec de la finale de la Coupe de France de football et en attendant les lointains Jeux olympiques, la montée des marches constituait une cible idéale pour redonner du souffle à la lutte contre la réforme des retraites et la dérive autoritaire du gouvernement. La CGT jouant à domicile, sa nouvelle première secrétaire avait promis que son syndicat assurerait le spectacle.

Le pouvoir était conscient de l’enjeu. Au point d’interdire pendant deux semaines toutes manifestations dans un périmètre extrêmement large autour de la croisette. Et de faire la chasse aux électriciens-gaziers pour éviter la moindre coupure de courant en pleine projection ou cérémonie. Un plan bien orchestré, mais qui s’est pourtant pris les pieds dans le tapis…

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Montée des marches 

Même du point de vue du petit monde du cinéma, le contexte avait quelque chose d’électrique. À un mois du coup d’envoi de la quinzaine, treize femmes témoignaient publiquement contre Gérard Depardieu en l’accusant de viol et d’agressions sexuelles. Peu pressée de se fâcher avec ce monstre du cinéma français, la profession s’est enfoncée dans le silence. Avant d’être contrainte de réagir à un autre coup de tonnerre : la lettre particulièrement fine et détonante d’Adèle Hanel annonçant quitter le cinéma.

La décision de l’actrice césarisée n’a pas de lien direct avec l’affaire Depardieu. Elle fait suite à sa décision de quitter subitement la cérémonie des césars 2020 suite au prix obtenu par Polanski (qui inspirera la tribune “Désormais, on se lève et on se barre” à l’écrivaine Virginie Despentes) et s’inscrit dans la logique de son engagement plus vaste contre la réforme des retraites, le capitalisme et les rapports de domination qui sévissent dans le cinéma comme ailleurs.

«J’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est (…) Il y a urgence : il n’y a plus d’avenir vivable pour personne à très court terme dans le cadre du capitalisme. Il est urgent de vocaliser cette alarme le plus fort possible (…) Je vous annule de mon monde. Je pars, je me mets en grève» écrit-elle dans sa lettre ouverte à Télérama.

Une façon habille de “cancel” cette industrie avant d’en être exclue, qui a eu le mérite de forcer le débat à une semaine de l’ouverture du Festival de Cannes. Au point de faire apparaître ses détracteurs pour de petits bourgeois réactionnaires, y compris dans la presse internationale.

Standing ovation et bras d’honneur 

Dans ce contexte, la décision d’ouvrir le festival par la présentation hors compétition du film Jeanne du Barry (de la réalisatrice Maïwenn, qui partage la tête d’affiche avec l’acteur blacklisté Johnny Depp) sonnait comme un bras d’honneur de Thierry Frémaux, le tout puissant directeur du festival.

Pour ceux qui ne lisent pas la presse internationale, Johnny Depp a fait la une des journaux anglo-saxons les plus prestigieux pendant des semaines pour le procès ultra-médiatisé l’opposant à son ex-femme Amber Heard. Une procédure judiciaire qui a mis en lumière les violences conjugales de la star devenue infréquentable, sauf pour les bourgeois réactionnaires du cinéma français.

Si on ajoute le fait que la réalisatrice Maïwenn représente une forme de honte internationale pour son hostilité au mouvement MeeTo et que le film lui-même (centré sur la maîtresse préférée de Louis XV) serait un navet réactionnaire notable, le choix de lui réserver l’ouverture du festival pouvait sembler curieux.

Interrogé sur cette controverse lors d’un débat sur C ce soir, Thierry Frémaux a tenté de prétendre qu’il n’était pas au courant de l’affaire Depp, avant d’ajouter “je m’en fous un peu”. Son refus de défendre son choix a laissé la presse anglo-saxonne plus que perplexe.

Dans le même genre, Maïwenn s’était permis d’agresser publiquement le journaliste Edwy Plenel dans un restaurant parisien, puis de s’en féliciter en ricanant sur le plateau de l’émission Quotidien. Edwy Plenel est détesté par un certain milieu parisien (cf. l’étonnante agression verbale de l’acteur Gérard Darmond sur un plateau télé, accusant Plenel d’embêter ses amis politiciens en révélant leurs affaires de corruption). Mais Plenel, anti-mélenchoniste bien connu, n’a pas davantage les faveurs d’une bonne partie de la gauche radicale. Il a beau ne plus occuper de fonctions éditoriales à Médiapart, il semblerait qu’on s’autorise, dans les cercles bourgeois parisiens, à lui cracher à la figure (littéralement) en public sans que cela ne choque personne. Éric Zemmour, insulté verbalement devant des caméras de télévision, avait reçu un appel de 45 minutes de la part du président de la République pour le réconforter, lui.

Comment allaient réagir les invités du Festival de Cannes, protégés des actions de la CGT par des cordons de policiers, à la fin de la projection de Jeanne de Barry ? Par une standing ovation de sept minutes, du jamais vu.

Difficile d’interpréter cette séquence autrement que comme un double bras d’honneur. À l’intention des féministes types Adèle Haenel, et plus généralement des forces du progrès qui souhaitent remettre en cause les injustices et l’ordre établi.

La Palme d’Or de la subversion

La CGT avait rassemblé plusieurs centaines de personnes pour une manifestation à la gare de Cannes puis coupé quelques heures l’électricité et le gaz de certains quartiers de la ville. Mais à l’exception d’une modeste intrusion au Ritz-Carlton, en marge du festival, il fallait bien reconnaître que l’ordre bourgeois avait prévalu. Le maire de Cannes pouvait ironiser sur “l’échec” de l’organisation syndicale “à perturber le festival”.

La cérémonie de remise des prix, interrompue par aucun intermittent du spectacle ou coupure d’électricité, semblait à l’image de la quinzaine : verrouillée et sous contrôle. La vidéo de Thierry Frémaux s’acharnant en toute impunité sur un policier lui reprochant d’avoir roulé en scooter et à vive allure sur le trottoir avec un mépris et une violence de classe caricaturale n’avait fait l’objet d’aucune reprise médiatique importante. Le festival semblait ainsi entériner la revanche de l’ordre bourgeois sur la contestation sociale. Jusqu’à ce que la réalisatrice Justine Triet livre son discours d’acceptation de la Palme d’or. Après les remerciements d’usage, elle se lance dans trente secondes de discours éminemment politique :

“Cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime de la réforme des retraites (applaudissements ). Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. Évidemment socialement, c’est là où c’est le plus choquant, mais on peut aussi voir dans toutes les autres sphères de la société, et le cinéma n’y échappe pas. La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous.»

Il aura suffi de ces quelques phrases pour mettre le feu aux poudres.

Anatomie d’une panique bourgeoise 

La critique est unanime : le thriller Anatomie d’une chute mérite la Palme d’Or.

“Justine Triet s’approprie la forme du film de procès avec une force singulière, en se concentrant sur ce qui l’intéresse au cinéma depuis le début, à savoir l’intimité et les contraintes conjugales et familiales, pour exposer de manière spectaculaire l’anatomie d’une relation amoureuse.” (France Culture)

Sa réalisatrice, pas si sûr. Justine Triet a beau être la 3e femme et dixième réalisateur français à remporter la plus haute distinction, son discours a provoqué un torrent d’attaques et d’indignation voire de menaces à peine déguisées d’une violence et d’une mesquinerie inouïes. Et ce, de la part d’à peu près tout ce que la Macronie compte de relais (journalistes, élus, éditorialistes, et surtout, ministres).

La ministre de la Culture et celui de l’industrie ont dégainé les premières flèches via Twitter, mais Emmanuel Macron lui-même s’est vanté, pendant le conseil des ministres et en off, de ne pas avoir félicité la lauréate. La non-réaction du président, qui avait félicité la dernière Palme d’or française quelques heures après la remise des prix, pose problème. Elle valide de facto les attaques contre Justine Triet et produit cette situation embarrassante où, depuis quatre jours, aucun média ne semble oser inviter la lauréate du prix le plus recherché du septième art (après l’Oscar).

Le fond des attaques en dit aussi long que la forme. En substance, on lui reproche des choses aussi stupides que son « ingratitude » (elle qui a pourtant remercié le modèle français «sans lequel je ne serais pas là »), le fait d’avoir politisé l’art (oui, sérieusement), d’avoir gâché une occasion de dénoncer la guerre en Ukraine où la dictature iranienne pour y préférer une critique du pouvoir français (un peu moins stérile et facile puisqu’on est… en France) et plus indirectement un crime de lèse-majesté.

Pour les ministres de Macron, quand on finance des films, les réalisateurs doivent la fermer. Ça serait déjà scandaleux si c’était eux qui finançaient le cinéma français, mais ce ne sont pas eux, mais bien nous, les contribuables, qui financent (plus exactement, les gens qui vont au cinéma, une partie du prix du billet était reversé au CNC). En clair, les dirigeants Macroniens estiment que l’État leur appartient, que nos impôts sont leur argent. Que nous sommes leur propriété. Mais il y a pire : comme le détail le journal Le Monde, Anatomie d’une chute n’a pas été subventionné par de l’argent public (c’est plus compliqué, seule une partie du budget a été couvert par des investissements issus d’organismes publics indépendants du gouvernement).

VIDEO Justine Triet wins the Palme d'Or at Cannes: thanks and rant, her  very lively

En résumé, nos ministres pensent à tort que l’état leur appartient, que le gouvernement finance directement les films, que cela leur donnerait un droit de regard sur les propos des artistes (réduits à l’état de vulgaires employés licenciables) et ils sont tellement incompétents qu’ils méconnaissent leurs propres prérogatives et confondent une subvention avec un investissement.

La réaction épidermique de la bourgeoisie face au discours de Justine Triet s’explique d’abord par son effet de subversion, le fait qu’elle s’invite au cœur d’un espace privilégié et vient briser un sentiment de toute-puissance, de contrôle et d’impunité. D’où cette volonté, comme avec Adèle Haenel et d’autres, de faire de Triet un exemple.

Si Ken Loach en 2016 avait lui aussi utilisé son prix pour tenir un discours politique et que les Oscars sont régulièrement le lieu d’expression contestataire (Michael Moore s’était pratiquement fait couper le micro, Di Caprio avait dénoncé les compagnies pétrolières, Trump avait été ouvertement attaqué par différents lauréats, etc.), la Macronie ne supporte pas la critique. Cette manifestation d’autoritarisme s’explique également par un précédent.

Lorsque la cérémonie des Césars avait été perturbée par deux artistes mettant en cause la réforme des retraites et la politique du gouvernement, des âmes charitables avaient inexplicablement tendu un micro à la ministre de la culture présente dans la salle (celle-là même qui avait été repérée quelques soirs plus tôt à kiffer la vibe d’un concert privé de JayZ à une soirée LVMH en plein mouvement social). Elle avait ainsi pu répliquer que tout de même, ça suffisait ce manque de reconnaissance après les milliards déboursés par le gouvernement en faveur du secteur de la culture pendant le Covid (comme si le reste du pays n’avait pas été également aidé, avant que les aides soient utilisées pour justifier la réforme des retraites). Les applaudissements de la salle, dominée par les mêmes individus qui applaudiront Johnny Depp pendant sept longues minutes quelques semaines plus tard, avaient marqué un tournant dans les esprits macronistes. L’opinion n’était pas unanimement contre eux, un peu de courage permettait de renvoyer chez eux les adeptes des casserolades, prendre un risque était payant… bref la ministre avait marqué des points auprès du tout Paris et de l’Élysée.

Mais cette fois, aucun sifflet ou micro tendu n’ont permis de répliquer à Justine Triet. Elle sera peut-être à son tour privée de parole et poussée vers la sortie comme Adèle Haenel, bien qu’il soit quelque peut difficile d’ignorer une Palme d’Or et un film aussi acclamé par la critique. En tout cas, son discours aura eu le mérite d’enflammer un festival jusque là placé sous cloche, et d’exposer une fois de plus l’autoritarisme réactionnaire de la bourgeoisie française. Une tendance qu’on observe jusqu’à sa composante culturelle. C’est aussi ça l’exception française : outre-Atlantique, le monde des arts et plutôt progressiste et engagé.


Une réaction au sujet de « Cannes : festival de paniques bourgeoises »

  1. « en attendant les lointains Jeux olympiques »
    En tant que Parisien, je serai ravi que les jeux olympiques aient lieu à Marseille. Ou sur la dalle d’Argenteuil…

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