Retraites : le gouvernement écrase la constitution pour empêcher l’abrogation de la réforme

Retraites : le gouvernement écrase la constitution pour empêcher l’abrogation de la réforme

Pour l’intersyndicale, le prochain grand rendez-vous avait été fixé le 6 juin. À l’occasion de leur niche parlementaire, le groupe centriste LIOT mené par Charles de Courson, authentique homme de droite, a déposé une proposition de loi visant à abroger la réforme. Elle doit être débattue à l’Assemblée après son passage en commission des affaires sociales le 8 juin. 

Les chances qu’elle soit adoptée étaient significatives : Elizabeth Borne n’avait pas les votes pour faire passer la réforme (d’où son 49.3) et la censure du gouvernement avait échoué à seulement neuf voix sur 577. Or, pour voter la censure (ce qui est un acte bien plus fort que de voter contre une loi), il faut une majorité absolue (289 voix). Pour voter une loi, il suffit d’obtenir davantage de votes pour que contre (certains députés ne votent pas, ne sont pas présents ou s’abstiennent). 

Si l’abrogation était adoptée en première lecture, elle devrait ensuite passer au Sénat (qui voterait vraisemblablement contre, vu sa composition), puis en commission mixte paritaire (qui suivrait le Sénat, vu sa composition) avant d’être de nouveau soumise au vote à l’Assemblée (qui a le dernier mot et voterait probablement de nouveau pour l’abrogation – on voit mal des députés changer d’avis en cours de route). Le Conseil constitutionnel serait alors saisit et, de l’avis d’un peu près tout le monde, censurerait l’abrogation au titre de sa non-constitutionnalité (nous y reviendront). 

Un coup pour du beurre ? Pas si vite ! 

Article initialement publié sur mon Substack. Cliquez ici pour accéder à la version optimisée

Ce cheminement démocratique prendrait des mois, alors que les décrets d’application de la réforme ne sont pas encore publiés et qu’elle doit normalement prendre effet en septembre. Autrement dit, au strict minimum, le vote de l’abrogation en première lecture pourrait décaler l’application de la réforme et permettre à des milliers de gens de partir à la retraite plus tôt. 

Mais surtout, ce vote représenterait un camouflet énorme pour le gouvernement. En off, certains macronistes estimaient qu’il signerait la fin du quinquennat. C’est exagéré, mais en toute logique, face à un tel revers, le gouvernement démissionnerait et Macron convoquerait de nouvelles élections législatives. Si un tel scénario est improbable vu la nature du pouvoir, maintenir la réforme des retraites deviendrait politiquement intenable. 

Si vous n’êtes pas convaincu, regardez ce que le gouvernement a déployé comme efforts pour empêcher le vote. Et pour ça, je vous laisse en compagnie de Sébastien Tixier (Twitter : @sebtixier), dont je reproduis très largement son fil explicatif

La fin de la démocratie parlementaire ?

Pour empêcher le vote sur la proposition de loi du LIOT, la Macronie a trouvé une solution : prétendre que l’abrogation de la réforme des retraites ferait des dépenses en plus pour l’État, et que donc une proposition de loi qui proposerait son abrogation serait anticonstitutionnelle (le fameux article 40 : pas de charge pour l’État).

Problème pour la Macronie : la proposition de loi a été « gagée », c’est-à-dire qu’elle prévoit une compensation de ses coûts (comme le fait… la majorité sur ses propres textes). À ce titre, elle a déjà été déclarée recevable au moment du dépôt par les services de l’Assemblée. (Note : la procédure prévoit un examen par le bureau de l’Assemblée, et sa présidente macroniste Yaël Braun-Pivet n’avait pas osé retoquer la loi, estimant que cela établirait un dangereux précédent). 

Le gouvernement a expliqué à Braun-Pivet qu’elle devait bloquer le texte, ou quitter la majorité (et son poste de présidente de l’Assemblée). Cette courageuse femme de conviction a effectué un virage à 180 degrés et est allée sur tous les plateaux expliquer que la proposition de loi était anticonstitutionnelle. 

Après avoir envisagé de convoquer le bureau de l’Assemblée une seconde fois, elle a décidé de saisir la Commission des Finances, présidée par l’insoumis Éric Coquerel. Malgré des pressions assez hallucinantes et inhabituelles, il a rendu le même avis favorable que le bureau, argumenté et motivé par toute la « jurisprudence » en la matière. 

La Macronie n’ayant plus la main sur la proposition de loi, elle a déclenché son plan de secours, en détournant un principe de l’Assemblée. Une fois en hémicycle, c’est la présidente de la séance qui est souveraine pour déterminer si un amendement est recevable ou non. Et ça tombe bien, Yaël Braun-Pivet occupe ce poste. Le plan est donc le suivant : forcer l’opposition à introduire en séance un amendement, qui sera jugé irrecevable par la présidente de séance. Comment faire ? En Commission, la Macronie voulait supprimer l’article qui abroge leur réforme, pour que les députés LIOT soient contraints de le réintroduire en hémicycle par voie d’amendement, et que la présidente de la séance puisse le déclarer irrecevable.

Mais sur quel motif la présidente de séance le déclarerait irrecevable ? Au titre du même article 40. En théorie, elle n’a pas le droit de l’invoquer (voir cet excellent fil), mais en pratique, si elle le fait, il n’y a pas de sanction prévue. Donc la présidente de séance prévoit ni plus ni moins que de violer toute la « jurisprudence » parlementaire en plein hémicycle, pour faire plaisir au gouvernement. 

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Voilà pour le plan. Revenons à ce qui s’est passé en Commission. Première manœuvre : ils ont changé la composition des députés LR pour que ça passe, en enlevant deux députés qui avaient voté la censure du gouvernement. Le genre de chose qu’il n’est pas possible de faire au Congrès américain, par exemple. 

Mais les députés de l’opposition avaient prévu le coup : plusieurs amendements et sous-amendements ont été déposés en nombre pour ralentir les débats. 

Des amendements en nombre ça peut être pénible et gênant quand on est de l’autre côté, mais c’est parfaitement réglementaire, et c’est même un droit constitutionnel (article 44). Et c’est là que s’est passée la dinguerie.

Réalisant que l’examen du texte en Commission allait s’éterniser et ne jamais aboutir, les Macronistes ont réalisé qu’ils s’étaient fait piéger : en effet, si l’examen n’aboutit pas en Commission, c’est le texte initial qui arrive en hémicycle (avec l’article d’abrogation, qui ne pourrait plus être déclaré irrecevable). Du coup ? Du coup la Macronie a décidé de violer la Constitution.

La présidente macroniste de la commission a simplement annoncé, en violation de toutes les règles, que les sous-amendements déposés par l’opposition ne seraient pas examinés, et que l’examen du texte pourrait se terminer. Si bien que l’examen de cette proposition de loi donne lieu à trois précédents gravissimes :

1⃣ La possibilité pour un. e président. e de commission de violer le droit d’amendement qui est un droit constitutionnel, de manière arbitraire selon ses propres préférences politiques. Ce qui nécessite une interprétation très particulière et problématique de ses propres prérogatives. 

2⃣ La possibilité pour un. e président. e de séance de ne pas tenir compte des règles en vigueur de recevabilité, pour écarter des amendements sans crainte de sanction, de manière arbitraire selon ses propres préférences politiques

3⃣ In fine, la possibilité de refuser grosso modo TOUTE proposition de loi, de manière arbitraire, selon ses propres préférences politiques

Ce gouvernement a donc acté sa rupture définitive avec l’ordre républicain qu’il prétend chérir, il a acté qu’il outrepasserait la représentation populaire jusqu’à violer la Constitution. L’opposition se voit privée de son droit d’amendement et de sa capacité de proposer des lois, dès que le gouvernement décide de s’y opposer. 

Tout cela s’est passé dans une ambiance électrique, la presse étant sommée de quitter la salle (pourtant ouverte aux journalistes) sous la menace de « l’emploi de la force » par la présidente de la Commission. 

Éléments de langage fascistoides 

Passablement outré par les manœuvres de la Macronie en Commission parlementaire, mais également par les pressions politiques sur Éric Coquerel, les insultes et tentatives d’humiliation à l’encontre de Charles de Courson (fils de résistant, qui avait refusé de prendre la présidence de la Commission des finances avec les voix du RN – qu’Aurore Berger a tancé pour ses prétendues accointances avec l’extrême droite), les députés de la Nupes ont quitté la Commission des affaires sociales.

Depuis, les députés Macronistes et ministres, à coup d’éléments de langages :

  • Célèbrent le fait qu’il y a enfin eu un vote à l’Assemblée sur la réforme des retraites (38 voix pour la suppression de l’article 1 de la loi LIOT qui abrogeait la réforme, 34 contre) – alors que le vote a été gagné en remplaçant au dernier moment des élus LR membres de la commission hostiles à la réforme par des élus favorables. Une pratique interdite dans la plupart des démocraties parlementaires, États-Unis compris.
  • Revendiquent « n’avoir peur de rien, et pas du vote » (qu’ils vont donc empêcher, après avoir répété sur tous les plateaux que l’abrogation était anticonstitutionnelle et qu’ils feraient tout pour qu’elle ne soit pas votée).
  • Accusent la NUPES d’avoir « peur du vote » et de faire de l’obstruction antidémocratique (du fait de son opposition en commission) — même si c’est elle qui veut que le texte soit voté à l’Assemblée…
  • Accusent la NUPES de faire le jeu du RN (Macron a pourtant recadré publiquement Elizabeth Borne, qui avait dit que le RN était l’héritier de Pétain et que LFI ne respectait pas les normes républicaines ; Yael Braun-Pivet vient de dire que « Sebastien Lecornu [RN] n’est pas un bon vice-président de l’Assemblée, mais un TRÈS BON VICE-PRÉSIDENT » (élu à ce poste avec les voix de LREM).

Macron is the new Le Pen

Cette séquence doit nous alerter à différents niveaux. En termes de débat public, on voit à quel point les mots n’ont plus de sens, les arguments deviennent orwelliens et la violence des attaques personnelles se multiplie. Un tel décalage avec la réalité est le propre du trumpisme et des régimes fascistes, pas d’un pouvoir républicain. 

Or, ce pouvoir a clairement renoncé à lutter contre l’extrême-droite, au point de taper sur les membres qui osent rappeler que le RN, parti fondé par un Waffen SS et un tortionnaire, est pétainiste. Il ne manque pas une occasion de « dédiaboliser » cette formation politique tout en rejetant systématiquement l’opposition de gauche en dehors de « l’arc républicain » (sous prétexte qu’elle ne respecterait pas le parlement…). Le Monde nous explique que Macron se veut « en surplomb, président de tous les Français, qui pense pouvoir réintégrer Pétain dans la mémoire nationale », selon des proches. Après avoir divisé le pays avec sa réforme des retraites inutile, qui a valu une dégradation de la note financière de la France par l’agence Fitch, il veut rassembler autour de Pétain ?

Charles de Courson, radicalisé par Emmanuel Macron

L’usage abusif de la constitution, en violation de son esprit, est dépassé : on peut désormais parler de violation de la constitution elle-même. Exactement ce qu’on redouterait de la part d’un gouvernement Le Péniste. 

Et surtout, toute opposition devient immédiatement disqualifiée, interdite. Les manifestations, les grèves bloquantes, les casseroles, les journalistes un poil professionnels (cf l’affaire Patrick Cohen), les humoristes un poil impertinents (cf la suppression de l’émission de Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice sur FranceInter, qui cartonnait pourtant en termes d’audiences) et les Palmes d’Or qui l’ouvrent. 

Rendez-vous le 6 juin ?

Cette dérive est possible pour deux raisons essentielles : les grands médias l’accompagnent sans s’en émouvoir (ce qui est attendu, étant au service de la grande bourgeoisie) et l’Intersyndicale s’obstine dans une stratégie visant la défaite. Il faut lire le dernier billet de Frédéric Lordon et les articles de Frustration Magazine pour réaliser le bilan de cette opposition en carton. 

Ainsi, l’appel à la manifestation du 6 juin pour faire pression sur l’Assemblée partait du principe qu’il y aurait un vote (comme si nous étions encore en démocratie). Il sera difficile, désormais, de mobiliser les gens. Mais cela sera pourtant indispensable, puisque la rue est le seul rempart à un gouvernement brutal et autoritaire qui s’affranchit tous les jours un peu plus de l’État de droit. 


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