Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

Passé à deux doigts de la nomination en 2016, Bernie Sanders abordait les primaires de 2020 en position de force. À quatre jours du Super Tuesday, les sondages lui promettaient une victoire décisive. Pourtant, c’est Joe Biden qui, en remportant une série d’États dans de très larges proportions, s’est rapidement constitué une avance insurmontable. Comment expliquer cet échec ? La campagne de Bernie Sanders était-elle trop « à gauche », pas assez « populiste » ou bien l’appareil démocrate est-il trop puissant pour être renversé ? Autrement dit, la défaite s’explique-t-elle par des erreurs stratégiques ou par le contexte structurel de cette élection ?

Cet article a été initialement publié sur le site Le vent se lève. Néamoins, une version plus détaillé est disponible ci-dessous :

Pour toute personne préoccupée par l’environnement la montée des inégalités sociales et la politique étrangère belliqueuse des États-Unis, la défaite de Bernie Sanders revêt des airs de tragédie. 

Nous allons tenter de comprendre les raisons de cet échec en deux temps. D’abord en dressant le récit succinct de la campagne ; ensuite en étudiant les différentes causes de l’échec de manière plus détaillée. Si vous êtes familiers avec les évènements entourant Bernie Sanders depuis 2015, vous pouvez vous rendre directement à la seconde partie de cet article.

Partie 1 : D’archi favori à l’abandon prématuré : une campagne à rebondissements

En 2016, après avoir échoué à convaincre Elizabeth Warren de se lancer,  Bernie Sanders pose sa candidature, non pour gagner, mais pour contraindre Hillary Clinton à adopter un programme plus à gauche. Cette candidature de témoignage, portée par le sénateur du petit état rural du Vermont et seul élu socialiste au Congrès, décolle pourtant rapidement. Car derrière cet inconnu du grand public, tout le mouvement progressiste américain ou presque se rallie. Les organisations militantes, les anciennes listes d’emails des activistes anti Bush et pro Obama, de nombreux syndicats, la presse indépendante et les millions de jeunes électeurs se mobilisent, dans des proportions qui dépassent rapidement Bernie Sanders et son équipe de campagne. (1) De nombreux outils innovants sont développés par des volontaires à qui la campagne accepte de déléguer une partie de son autorité, malgré l’opposition initiale du sénateur socialiste. (2) Un vaste mouvement venant du terrain prend forme et place Bernie Sanders dans une position inespérée face à Hillary Clinton. Après avoir perdu l’Iowa d’un cheveu, Sanders triomphe en New Hampshire et continuera de remporter des États jusqu’au mois de mai, au point de placer Clinton en réelle difficulté. 

Suite à cette campagne, les thèmes défendus par Sanders s’imposent peu à peu dans le débat public, portés par un mouvement qui conduira des figures importantes au Congrès, dont la désormais célèbre Alexandria Ocasio-Cortez

Son échec de 2016 s’explique par une série de problèmes a priori surmontables : le manque de préparation et d’expérience de l’équipe de campagne, le déficit de notoriété de Bernie Sanders (« name-recognition ») ses lacunes en politique étrangère, des difficultés auprès de l’électorat afro-américain du sud des États-Unis, un programme alors jugé trop radical et les multiples interventions du DNC (le comité électoral démocrate) en faveur d’Hillary Clinton.

Pour 2020, les premiers signes sont encourageants. Malgré l’hostilité médiatique et les nombreuses critiques issues des figures influentes du parti démocrate qui le tiennent responsable de la défaite d’Hillary Clinton (dont la principale intéressée), le sénateur socialiste affiche le taux de sympathie le plus élevé des politiciens en exercice, tandis que les propositions principales de son programme apparaissent majoritaires dans d’innombrables enquêtes d’opinion. Sanders obtient de nombreuses concessions du DNC qui garantissent des primaires plus justes, recrute un conseiller en politique étrangère qui lui permet d’articuler sa doctrine et s’entoure de nombreux collaborateurs afro-américains.

Ainsi, malgré son âge avancé et le démarrage précoce d’Elizabeth Warren, Bernie Sanders rempile pour 2020. Dès le lancement de sa campagne, il récolte des fonds records et prend un temps la tête des sondages. 

Mais ces primaires ne se résument plus à un duel contre une figure de l’establishment aussi clivante qu’Hillary Clinton. Elles prennent la forme d’un long parcours du combattant face à 27 autres participants plus ou moins solides. Outre la campagne très à gauche d’Elizabeth Warren, on compte de nombreux seconds-couteaux susceptibles de lui faire de l’ombre, dont la candidature anti-establishment de l’élue de Hawai Tulsi Gabbard, l’entrepreneur Andrew Yang et ses propositions audacieuses de revenu universel et de financement public des élections, le milliardaire écologiste Tom Steyer, la pseudo progressiste sénatrice de Californie Kamala Harris, sans oublier la jeune star médiatique Beto O’Rourke, qui a recruté de nombreux anciens collaborateurs de Sanders. 

Face à cette configuration difficile, le sénateur du Vermont peut compter sur des levées de fond impressionnantes, une armée de militants disposant des meilleurs outils organisationnels, une campagne extrêmement bien structurée et la notoriété d’un candidat qui a déjà affronté avec succès toutes les polémiques et vieux dossiers qu’Hillary Clinton lui avait ressortis. 

1) Avant la Caroline du Sud, un sans-faute stratégique malgré une crise cardiaque 

Les débats télévisés débutent en juin 2019 et s’enchaînent au rythme d’un par mois. Avec dix candidats par plateau, ces exercices délicats offrent un terrain très défavorable à Sanders qui doit éviter d’être débordé sur sa gauche par Elizabeth Warren tout en affrontant régulièrement huit ou neuf adversaires « centristes » aidés par les modérateurs pour attaquer son programme. Sanders joue la défensive, et attend que les autres candidats s’essoufflent. En octobre, ils ne sont plus que dix, lorsqu’il subit une crise cardiaque. 

Relégué à la troisième place des sondages par Warren, il résistait grâce à sa base électorale. Le ralliement d’Alexandria Ocasio-Cortez et de deux autres jeunes élues au Congrès, un bon débat en novembre et un nouveau record en termes de levée de fond le remettent en selle. L’establishment et les médias, trop occupés à bloquer Warren et couvrir la procédure de destitution de Donald Trump, sous-estiment Bernie Sanders, qui bénéficie d’un black out médiatique. La machine démocrate se réveille en janvier, et déverse un torrent coordonné de critiques et d’attaques, sans succès apparent.

Après avoir consolidé la gauche, Bernie Sanders aborde le premier scrutin de l’Iowa avec un socle de 25 à 30 % des intentions de vote, ce qui le place en capacité de remporter la nomination sans obtenir une majorité des suffrages, simplement en bénéficiant de la fracturation de l’électorat centriste. Cette stratégie, revendiquée par sa campagne, espère faire l’économie d’une majorité et s’imposer en enchaînant les victoires dans les premiers États avant d’arriver au Super Tuesday du 3 mars en position de favori.  Dans ce but, il investit lourdement en Californie, où il ouvre vingt-deux QG de campagnes (contre un seul pour Joe Biden). 

Cela semble fonctionner. Sanders finit théoriquement en tête en Iowa, s’impose de justesse dans le New Hampshire avant de triompher au Nevada, où il remporte près de 50 % des voix. Il prend la tête des sondages nationaux et devient le candidat favori de l’électorat démocrate pour battre  Donald Trump. Ses opposants sont divisés : les centristes Buttigieg et Klobuchar font de bons résultats en Iowa et New Hampshire, mais dévissent au Nevada. Biden finit aux humiliantes 4e et 5e places dans les deux premiers scrutins avant de terminer lointain second à Las Vegas. De plus, l’ombre du multimilliardaire Mike Bloomberg plane sur le super tuesday et exacerbe cette fragmentation du vote centriste.  

Certes, des éléments inquiétants noircissent le tableau : Sanders perd l’adhésion du vote rural en Iowa et New Hampshire, qui semble avoir précédemment voté pour lui plus par rejet de Clinton que par adhésion, et est largement battu par Buttigieg dans les fameuses banlieues aisées, zone démographique où la participation connaît une forte progression.

2) La consolidation derrière Biden et le come-back de l’establishment

La Caroline du Sud, état dont l’électorat majoritairement noir et âgé semble acquis à Joe Biden, doit permettre au vice-président d’amorcer un come-back. Sanders a tenté de limiter la casse en dépêchant sur place de nombreux représentants issus de la communauté afro-américaine.  Après sa victoire au Nevada, certains sondages le donnent dans un mouchoir de poche. Pourtant, une série de facteurs va définitivement renverser la tendance.

Premièrement, malgré sa victoire écrasante au Nevada, Sanders ne bénéficie pas de la dynamique positive allant typiquement au favori. À la place, il récolte une couverture médiatique extrêmement négative. La panique du système est générale, adversaires démocrates et journalistes se déchaînent contre lui. Y compris ses alliés idéologiques objectifs Tom Steyer et Elizabeth Warren.

Ensuite, le débat clé de Charleston tourne au « tous contre Bernie ». Même le public, sélectionné par le DNC, se joint aux efforts des journalistes et cinq autres candidats pour attaquer Sanders, qui se voit souvent privé de droit de réponse par les modérateurs. 

À l’inverse, Biden fait un débat « correct » qui lui vaut l’admiration de la presse. Cette dernière lui passe toutes ses fautes, y compris cet énorme mensonge trumpien qu’il répète à tous ses meetings, selon lequel il aurait été arrêté par la police sud-africaine lorsqu’il avait voulu rendre visite à Mandela en prison. 

Enfin, Joe Biden décroche le soutien officiel du baron démocrate local, l’élu au Congrès Jim Clyburn. Un électeur sur trois affirme avoir fait son choix en fonction de ce ralliement. Il en résulte une victoire écrasante de Biden en Caroline du Sud qui va bénéficier dans les 72 heures qui suivent d’un blitz médiatique dont la valeur sera évaluée à 65 millions de dollars, environ dix fois plus que ce que Sanders dépensera en frais de publicité dans le même laps de temps. 

Bien que prévisibles, le ralliement éclair des autres candidats centristes derrière Biden et la consolidation de l’establishment paralysent la campagne Sanders par la vitesse de son exécution. Buttigieg, Klobuchar et Beto O’Rourke rejoignent le vice-président d’Obama au Texas pour un meeting diffusé en direct sur les grandes chaînes télévisées, pendant que Sanders remplit un stade au Minnesota, dans l’indifférence générale. Une pléthore d’élus démocrates se rallie à Biden dans la foulée. Résolument orienté contre Sanders, cet évènement ressemble à s’y méprendre à une mini-convention dont le but serait de sauver le parti des griffes du sénateur socialiste. Orchestrée par Obama en coulisse, cette séquence envoie un message clair aux électeurs obsédés par la défaite de Donald Trump : le parti a choisi son homme, ce sera Joe Biden.

Au même moment, les dépenses colossales de Bloomberg continuent de jouer contre Sanders directement et indirectement. Le multimilliardaire a promis d’investir deux milliards de dollars pour les démocrates, quel que soit le nominé. Sanders est contraint de refuser cette aide potentielle, lui qui articule son discours autour de la critique des oligarques. Pour les électeurs, un vote Sanders revient donc à se priver d’un soutien financier sans précédent (depuis, Bloomberg a renié cette promesse, bien entendu). De son côté, Elizabeth Warren obtient un chèque de 14 millions de la part d’une richissime donatrice californienne, qui lui permet de mettre sur pied un Super Pac afin de bombarder la Californie, le Texas et le Massachusetts de publicité anti-Sanders. Même les agences de renseignements s’y mettent, en affirmant que Bernie Sanders est une marionnette de Poutine via des fuites opportunes au Washington Post. 

Cette configuration produit le plus spectaculaire retournement de sondage de l’ère politique moderne, et propulse Biden en tête de nombreux États au super tuesday, où près d’un électeur sur trois affirme avoir arrêté son choix dans les trois derniers jours. Ironiquement, Sanders doit son salut à la candidature de Mike Bloomberg, qui prend des voix à Biden, et au vote anticipé par courrier. Généralement utilisé par les électeurs les plus âgés et moins susceptibles de voter Sanders, il lui avait offert une avance salutaire dans les semaines précédentes. 

Le sénateur socialiste remporte la Californie, le Colorado, l’Utah et son fief du Vermont, mais il perd dans des proportions inquiétantes les États du sud à majorité afro-américaine, et concède le Massachusetts et le Maine à Joe Biden, où Warren le prive de nombreuses voix. 

Le vote hispanique et celui des moins de 45 ans favorisent Sanders avec des écarts impressionnants, parfois à plus de 80 %. Mais Sanders perd les électeurs de plus de 65 ans dans des proportions similaires. Si on ajoute au vote afro-américain celui des zones périurbaines aisées, qui boudent également le socialiste, on débouche sur une arithmétique négative quasi insurmontable.

Le principal argument de Sanders reposait sur sa capacité à augmenter la participation grâce à son programme ambitieux et son armée de militants. Or, si elle augmente, la participation provient surtout des personnes âgées, des banlieues aisées et de l’électorat afro-américain. 

Après le Super Tuesday, Mike Bloomberg et Elizabeth Warren jettent l’éponge. Si le premier se rallie logiquement à Biden, la seconde refuse de prendre position, ce qui équivaut à un ralliement tacite à Biden, car elle laisse de fait Sanders seul face au parti et met en doute sa capacité à rassembler. Sa seule intervention consiste en une interview en prime time sur MSNBC où elle critique fortement Bernie Sanders et ses militants. 

En l’absence de débat entre les deux « super tuesday », Biden s’impose de nouveau largement une semaine plus tard. Sanders a beau écumer les plateaux télé hostiles et multiplier les meetings géants pendant que Biden n’apparaît en tout et pour tout que sept minutes en public pour balbutier plusieurs gaffes,  le socialiste perd au Michigan, au Washington et au Mississippi, dans des proportions de nouveau importantes. Incapable de remporter la fameuse « white working class » de la ceinture industrielle, Sanders perd d’un seul coup tous ses arguments électoraux. 

Le coronavirus vient perturber la suite de la campagne, privant Sanders des portes à portes et des grands meetings, tout en monopolisant la première partie du débat tant attendu face à Biden. Ainsi, Sanders subit une nouvelle défaite lors du mardi suivant (17 mars), qui a lieu dans des conditions sanitaires problématiques et voit la participation chuter. Accusant un retard en délégués quasi insurmontable, devenu invisible dans les médias qui se concentrent désormais sur la crise du Coronavirus, Sanders suspend sa campagne le 8 avril. 

Le chemin accompli reste remarquable : aucun candidat de gauche n’a été aussi près du pouvoir depuis Roosevelt. Sanders a obtenu bien plus que des scores électoraux flatteurs : il a construit un véritable mouvement et imposé de nombreuses idées au cœur du débat public. Surtout, il a marqué en profondeur une génération d’électeurs allant de 18 à 45 ans.

Partie 2 disponible sur le site LVSL.fr : 

Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

 


Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *