Faut-il brûler les traités européens ?

Faut-il brûler les traités européens ?

L’ensemble des formations politiques françaises s’accordent sur le fait que l’Union européenne doit être réformée. En ajoutant potentiellement de nouveaux traités à ceux existants, Emmanuel Macron souhaite aller vers plus d’intégration pour construire « l’Europe de la liberté, de la protection et du progrès ». À droite et surtout à l’extrême droite, on propose plutôt une « alliance européenne des nations » qui offrirait plus d’indépendance aux pays membres, en matière de politique migratoire essentiellement. À gauche, il s’agirait de faire « l’Europe écologique et sociale » interdite par les traités actuels. Pour y parvenir, seule la France Insoumise propose de désobéir aux traités, dans le but d’établir un rapport de force et avec l’espoir d’en renégocier d’autres. L’UPR, enfin, estime qu’il n’y a plus rien à espérer de l’Union européenne, et qu’il conviendrait de la quitter.

Dénoncer les traités vous expose au risque d’apparaître pour un nationaliste, un populiste voire un ennemi de la paix. Pourtant, pour changer l’Europe, il n’y a que deux voies possibles : sortir des traités existants ou en ajouter de nouveaux, compatibles avec ceux qui existent déjà.

Alors, faut-il brûler les traités ? Pour y répondre, nous allons expliquer ce qu’est la construction européenne, examiner ses échecs et ses réussites, et réfléchir aux conséquences de sa remise en question.

1) Les traités européens ne tombent pas du ciel

Jadis déchirée par des conflits meurtriers, l’Europe vit en paix depuis 75 ans.

De fait, le projet européen revendique ce mythe fondateur. Il serait né de la réconciliation franco-allemande, motivée par le désir de ne plus jamais revivre l’horreur des deux guerres mondiales.

Cette version mérite d’être amendée. Certes, la création de la Communauté du charbon et de l’acier (la CECA, en 1951) devait permettre un rapprochement économique pacificateur, favorisé par le fait que ces deux matières premières étaient essentielles à l’industrie de l’armement. Mais à cette intention diplomatique venait s’ajouter une volonté d’indépendance économique vis-à-vis des États-Unis et du plan Marshall, et un désir de se protéger du bloc de l’Est communiste. La création de l’OTAN, qui répondait à cette exigence sécuritaire, retarda la mise en place de la CECA. [1]

Le traité de Rome (1957), texte fondateur de l’Union européenne, suivait un objectif beaucoup plus contestable. Il s’agissait d’enrayer la progression du socialisme en Europe de l’Ouest, en mettant en place un marché commun qui mettrait en concurrence les différents pays en permettant la libre circulation des capitaux et des marchandises.

Il faut rappeler qu’à l’époque, la France disposait d’une économie majoritairement nationalisée (banques, industrie automobile, électricité et gaz, santé, services publics) dont une partie croissante des institutions était gérée non pas par l’État, mais par les syndicats et les travailleurs sous statut. Ainsi, l’assurance chômage et les caisses de retraite, tout comme la santé, l’université et l’énergie (statut d’électricien-gazier) étaient majoritairement contrôlées par les travailleurs eux-mêmes. On assistait à ce que l’économiste et historien Bernard Friot appelle les prémices d’un système communiste. [2]

Des droits de douane élevés encadraient le commerce international, les mouvements de capitaux demeuraient restreints et sujets à des taux de changes fixes arrimés sur le cours du dollar. Les taux d’imposition des sociétés privées dépassaient les 50 % et le taux marginal d’imposition des individus allaient jusqu’à 92 % (aux États-Unis).

Pour autant, le plein emploi et la croissance économique soutenue donnèrent naissance au terme de « trente glorieuses ». C’était un monde très différent du nôtre, où la classe des travailleurs obtenait fréquemment des droits nouveaux, où le parti communiste faisait entre 20 et 30 % des voix, où la CGT comptait plusieurs millions d’adhérents et où le spectre soviétique faisait pression sur le patronat.  

En ouvrant les marchés à la concurrence, en abaissant les droits de douane et en permettant une meilleure circulation des capitaux, le traité de Rome s’attaquait à cette dynamique.

L’autre effet, qui sera accentué à chaque nouveau traité, est de soustraire au débat public des questions économiques et sociales, réduisant d’autant le champ démocratique à la faveur d’une forme d’autoritarisme technocratique.

Dans son discours à l’Assemblée nationale de 1957, le socialiste et ancien premier ministre Pierre Mendès-France, expliquait son opposition au traité de Rome sur cette même base :

« Nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale. (…) L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale. » 

L’adoption du traité de Rome inaugure un processus de libéralisation de l’économie et d’intégration politique de l’Europe qui sera prolongé en 1986 par la signature de l’Acte unique, puis en 1992 par le fameux traité de Maastricht qui met en place la monnaie unique et les institutions européennes. Ce corpus sera renforcé en 2007 par le traité de Lisbonne, puis en 2011 par le traité de stabilité budgétaire (TSCG) et ses deux mécanismes de sanction (le six pack en 2011 et le two pack en 2013) qui encadrent les budgets nationaux et imposent des réformes structurelles néolibérales aux pays en déficit.

Certains voient chaque nouveau traité comme un progrès, un transfert de souveraineté nationale vers une souveraineté européenne facilitant l’intégration et la coopération entre les peuples.

À droite, et depuis longtemps, les hommes politiques sont plus lucides :

« Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure » – Alain Madelin, discours à Chalon-sur-Saône, 4 septembre 1992

Ainsi, l’interprétation rationnelle du but de l’intégration européenne nous est livrée par les principaux bénéficiaires de ce projet :

« De la libération des prix à la flexibilité du marché du travail en passant par la fiscalité, c’est à notre engagement européen, et à lui seul, que nous devons autant de réformes successives, que nous n’aurions pas su, ou pas pu mener nous-mêmes. (…) Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu » – Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, citant Bernard Arnault à propos du traité de Maastricht.

En réalité, les traités européens opèrent un transfert de souveraineté du peuple vers les classes dirigeantes et les détenteurs de capitaux, ce qui leur permet d’imposer des choix politiques précis en constitutionnalisant de grands principes politiques indépassables : la concurrence libre et non faussée, le libre-échange, l’austérité budgétaire, la libre circulation des capitaux, la financiarisation de l’économie et le placement des États sous la tutelle des marchés.

Après avoir établi le pourquoi, regardons le comment.

2) Les traités européens : des textes antidémocratiques du point de vue théorique

Les institutions européennes brillent par leur nature peu démocratique. Passons les principales en revue.

Image Dulhunk/Flickr

La BCE pilote la politique monétaire. Son statut particulier en fait la seule banque centrale au monde indépendante de tout pouvoir politique (et donc, de tout contrôle démocratique).

Ensuite, le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État de chaque pays membre, flanqué de son pendant subalterne le Conseil de l’Union européenne (qui réunit les ministres spécifiques en fonction des thèmes abordés : agriculture, finance, sécurité…) décide des orientations importantes, à huis clos et dans une opacité édifiante. [3] Il peut imposer son véto à toute décision issue du Parlement (par exemple, l’interdiction du Glyphosate ou la taxation des GAFAM). Il gère également le budget européen et nomme les membres de la Commission.

Cette dernière est la garante des traités, chargée de leur interprétation. Représentant le pouvoir exécutif, elle est à l’initiative des textes et lois qui seront amendés et votés par le Parlement européen.

Un parlement qui ne dispose que d’un pouvoir consultatif, à quelques exceptions près. [4] C’est pourtant le seul organe dont les membres sont directement élus. Mais ses députés sont issus d’un suffrage atomisé à l’échelle nationale au lieu de provenir d’une élection réellement européenne. De ce fait, la composition du parlement agrège les rapports de forces politiques présents dans chaque pays et reflète des enjeux essentiellement nationaux, au lieu d’être le lieu où s’opposeraient différentes conceptions du projet européen.  

Notons enfin que le Parlement européen et la Commission sont soumis à une intense activité de lobbyisme qui affaiblit encore plus leur légitimité démocratique. Voir à ce propos ce résumé édifiant, par le collectif « Osons causer » :

Ceci fait des institutions européennes un ensemble peu démocratique, lourdement influencé par les lobbies, où les décisions importantes sont in fine tranchées par des hauts fonctionnaires qui ne sont pas directement élus. Ceci constitue une première source de critique.

Second problème, les traités sont impossibles à modifier.

Pour les réformer, l’unanimité des États membres est requise. Or, il est statistiquement impossible que le même courant politique se retrouve au pouvoir dans les 28 États membres en même temps. De plus, les différents États membres ont des intérêts nationaux qui dépassent les clivages politiques traditionnels.

Tout projet de lutte contre les paradis fiscaux se verra opposer le véto du Luxembourg, et probablement des Pays-Bas et de l’Irlande. Le simple fait que cinq cent mille Luxembourgeois puissent prendre en otage cinq cents millions d’Européens en refusant toute politique d’harmonisation fiscale en dit long sur les limites de la construction européenne.

De même, la suppression de la directive sur les travailleurs détachés a été refusée par les pays de l’Est qui en bénéficient. Le salaire minimum européen est une ligne rouge pour le groupe de Visegrad dont le modèle économique repose sur la main-d’œuvre bon marché. Enfin, l’Allemagne ayant posé comme condition non négociable à sa participation à l’euro qu’il soit créé sur le modèle de fonctionnement du Deutschemark, il serait inconcevable pour Berlin de le réformer vers un « euro démocratique » ou social.  [5] Pour preuve, Berlin a déclenché des procédures judiciaires pour interdire l’intervention de la BCE sur le marché des dettes souveraines, en plein cœur de la crise de l’euro et au risque de faire imploser la monnaie unique (sic).

Cette impossibilité de remettre en cause les traités, à laquelle s’ajoute une absence de contrôle démocratique à l’échelle des institutions européennes, rend la construction européenne théoriquement non démocratique.

Des traités qui imposent un cadre politique fixe : l’ordolibéralisme

Les traités ne se contentent pas de déterminer le fonctionnement (non démocratique) des institutions, ils imposent une orientation politique dans de nombreux domaines.

En matière de politique monétaire, la BCE est chargée d’une seule mission : maintenir la stabilité des prix, avec un objectif d’inflation à 2 %. Ce faisant, elle est la seule banque centrale au monde à se voir interdire de financer l’économie, de racheter les dettes publiques, de défendre son taux de change ou de mener une politique monétaire poursuivant des objectifs de plein emploi, de croissance ou de protection de l’environnement.

En termes d’économie, de commerce et d’immigration, l’article 26 du TFUE inscrit dans le marbre l’orientation politique de l’UE : « Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions des traités »

La libre circulation des capitaux permet non seulement de délocaliser les emplois, mais également de financiariser l’économie tout en encourageant le dumping fiscal.

« Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée. On a vu des cas récents où des gouvernements étrangers ont combattu des projets de lois sociales en insistant sur le fait que leur adoption provoquerait des évasions de capitaux. » Pierre Mendès-France, discours à l’Assemblée nationale contre le traité de Rome, 1957.

Le principe de concurrence libre et non faussée et la libre circulation des marchandises organisent la compétition interne à l’Union. Ils justifient le dumping social et environnemental d’une part, et le démantèlement des services publics, y compris les « monopoles naturels » comme la poste, les télécoms, le gaz, l’électricité, le rail, le système des retraites et la santé, d’autre part. [6]

Ils limitent les marges de manœuvre de l’État en termes de politique industrielle, agricole et sociale. Par exemple, proposer une nourriture 100 % biologique dans les écoles violerait le principe de concurrence. De même, le rachat contestable du français Alstom par l’allemand Siemens a été refusé par la Commission pour violation du principe de concurrence, empêchant la création de ce « géant européen » susceptible d’affronter ses concurrents nord-américain et chinois sur le marché mondial. [7].

Le privé subit également les conséquences de cette idéologie. Les entreprises soumises à la concurrence sauvage ne peuvent pas adopter des pratiques éthiques et écologiques, car elles seraient tuées par leurs concurrents moins vertueux. Le dogme de la concurrence, qui est de plus en plus remis en cause par la recherche économique, provoque le plus souvent un nivellement par le bas. [8]

En matière de commerce international, hors de l’UE, les traités imposent une logique d’abaissement des entraves à la circulation des marchandises. Cela débouche sur des traités de libre-échange dépourvus de la moindre considération sociale et environnementale, comme on l’a vu avec le CETA (traité avec le Canada, 2016) et le JETA (Japon, 2017) et interdit d’attribuer les marchés publics aux entreprises nationales ou européennes. L’UE est la seule zone économique au monde à laisser des secteurs stratégiques se faire acheter par des intérêts extraeuropéens, sans contrepartie équivalente. Au lieu de nous permettre de « peser dans la mondialisation », les traités nous affaiblissent.

En matière d’environnement, l’exportation du libre-échange fait des ravages. Au Canada, les ONG s’inquiètent de la privatisation de l’eau. En Afrique, les scientifiques s’alarment du pillage des zones de pêche par les entreprises européennes. Ironiquement, ce sont ces pratiques commerciales qui accentuent les migrations vers l’Europe en privant les Africains de leurs ressources naturelles. [9]

La politique budgétaire, enfin, est régie par un ensemble de règles arbitraires qui ne reposent sur aucune recherche économique. L’objectif des 3 %, renforcé par une obligation de réduction des déficits pour tendre vers la règle d’or des 0.5 %, impose une austérité budgétaire et empêche d’investir pour la transition écologique ou de simplement recourir au levier budgétaire en cas de récession.

On pourrait argumenter que ces orientations, qui prennent racine dans le néolibéralisme anglo-saxon et l’ordo-libéralisme allemand, sont de bonnes politiques. Mais même si tel était le cas, en les gravant dans le marbre, l’UE s’interdit de faire évoluer ses politiques en fonction de la conjoncture économique. Ainsi, contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, les pays membres de l’UE ont très peu utilisé le levier budgétaire pour sortir de la crise financière de 2008. Cela a entraîné la crise des dettes souveraines auto-infligée par l’interdiction faite à la BCE de prêter aux États, puis aggravée par l’imposition des politiques austéritaires que tous les gouvernements, Allemagne comprise, savaient être contre-productif du point de vue économique et financier. [9] Désormais, alors que le protectionnisme regagne du terrain aux États-Unis, l’UE apparaît une fois de plus à contre-courant.

Si ces politiques européennes sont appliquées en dépit du bon sens, c’est d’abord parce qu’elles bénéficient à certains intérêts privés, ensuite parce qu’elles ont été constitutionnalisées et ne peuvent pas être remises en question sans l’unanimité des pays membres.

Or, la démocratie, c’est la souveraineté du peuple c’est-à-dire la possibilité de remettre en cause les orientations politiques et les institutions. Le droit d’égale participation à l’autodétermination de notre destin collectif ”, dixit Frédéric Lordon.

D’un point de vue théorique, l’Union européenne n’est donc pas démocratique. Comme l’indiquait à raison son président, Jean-Claude Juncker : “il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités”. Mais même dans le cadre des traités, le ministre des finances allemand Wolfgang Schauble avait confessé à Yanis Varoufakis “qu’on ne peut pas changer de politique économique européenne à chaque élection nationale”.

Tout ceci semble bien théorique, qu’en est-il du point de vue pratique ?

3) L’UE, antidémocratique dans la pratique

À chaque fois que les peuples européens ont été invités à se prononcer sur l’Union européenne, ils ont voté contre la volonté des institutions. À chaque fois, leur vote a été ignoré. C’est le cas de la France et des Pays-Bas en 2005, de l’Irlande en 2007, de la Grèce en 2015 et du Royaume-Uni en 2016.

Les négociations sur le Brexit sont, en effet, symptomatiques du caractère antidémocratique des institutions européennes. Les termes du divorce sont posés ainsi : ce sera sans accord (no-deal) ou selon les termes dictés par l’UE, qui conduisent à la mise sous tutelle de la Grande-Bretagne, au point de lui ôter le contrôle de sa frontière avec l’Irlande. Selon l’hebdomadaire Le Point, le responsable des négociations côté UE, Michel Barnier, a déclaré en off : « ma mission sera accomplie lorsque les termes de l’accord seront suffisamment inacceptables pour que les Britanniques décident de rester dans l’UE». En clair, le vote des Britanniques doit être ignoré. Mission quasi accomplie, le Brexit vient d’être renvoyé aux calendes grecques. [11]

Le cas de la Grèce, justement, avait déjà été évoqué ici. Le déni démocratique avait produit une crise humanitaire.

Manifestation anti-austérité en Grèce, Angela Merkel est représentée en nazi.

Plus récemment, l’exemple italien est également intéressant. Après avoir voté non au référendum de Mateo Renzi (pourtant soutenu par Bruxelles), les Italiens ont voté pour le M5S et la Ligua, porteurs d’un programme anti-austérité. La Commission a d’abord fait pression sur le président italien pour qu’il refuse le premier gouvernement (le ministre des Finances étant connu pour son opposition à l’euro), puis elle a engagé un bras de fer pour contraindre l’Italie à respecter ses engagements de réduction du déficit. Le gouvernement italien voulait passer de 2.3 % à 2.8 % de déficits, et sera finalement contraint à renoncer. Ce qui posait problème à la Commission, ce n’était pas un ministre de l’intérieur xénophobe et opposé à la libre circulation des individus, mais un ministre des finances opposé à l’austérité. Se faisant, le M5S s’est effondré (de 35 % des suffrages à 20 % d’intention de vote) après avoir été contraint de renoncer à son programme de redistribution des richesses, tandis que Salvini et la Ligua sont passés de force politique minoritaire (17 % des suffrages) à force majoritaire dans l’opinion (35 %), car capable d’appliquer leur programme en matière d’immigration. Non content d’écraser la volonté du peuple italien, Bruxelles provoque l’hégémonie de l’extrême droite.

Les traités de libre-échange présentent un autre exemple de mépris démocratique. Depuis la contestation du CETA par le parlement belge (ignoré par l’UE), ils sont négociés en secret, appliqués par défaut et imposés sans passer par les parlements nationaux. Le référendum d’initiative citoyenne déclenché par les Pays-Bas pour se prononcer sur le traité de libre-échange avec l’Ukraine a également débouché sur un refus du peuple néerlandais, superbement ignoré par Bruxelles. En France, personne n’a entendu parler de ce traité qui menace pourtant directement la sécurité nationale en provoquant la Russie. [12]

À un échelon encore plus bas, on a observé de nombreux cas où le vote du Parlement européen a été ignoré par la Commission et le Conseil (en matière de taxation des GAFAM, de contrôle des perturbateurs endocriniens et d’interdiction du Glyphosate par exemple).

Les conséquences de ce mépris démocratique sont saisissantes. La Grande-Bretagne vote le Brexit, et l’extrême droite est au pouvoir en Italie, Pologne, Hongrie, Autriche et Finlande. Dans des pays qu’on imaginait définitivement vaccinés, les forces néo-fascistes bousculent les équilibres politiques : en Allemagne, Angela Merkel est contrainte de renoncer à la présidence de son parti suite à la percée historique d’une force politique d’extrême droite alliée à des néonazis ; en Espagne, Podemos implose après la victoire de l’extrême droite en Andalousie. Au Pays-Bas, une nouvelle force antiélite et xénophobe vient d’émerger, menaçant la majorité libérale au pouvoir.

Pour tenir la France, Emmanuel Macron en est réduit à limiter le droit de manifester, perquisitionner un parti d’opposition et un journal d’investigation, faire voter deux lois pour contrôler les médias, éborgner et mutiler les manifestants par dizaines, arrêter près de dix mille citoyens et évoquer devant un parterre de journaliste la mise sous tutelle de la presse. [13]

Le fait le plus significatif reste le déclenchement successif d’une procédure d’exclusion partielle de la Pologne et de la Hongrie, par recours à l’article 7 du traité constitutionnel, pour non-respect du principe de séparation des pouvoirs. Les deux pays ont mutuellement apposé leurs vétos pour se prémunir de la procédure, ce qui provoque le paradoxe suivant : les traités sont tellement antidémocratiques, que deux protodictatures peuvent s’épanouir au sein de l’UE sans subir la moindre remise en cause.

4) Comprendre le mécanisme du verrou européen

Les critiques de l’Union européenne oublient souvent de parler du mécanisme qui verrouille les politiques économiques des États membres. Ce verrou repose sur deux puissances normatives qui échappent au contrôle démocratique : les traités européens et les marchés financiers.

En constitutionnalisant la libre circulation des capitaux et en endossant la norme arbitraire (qui n’existe nulle par ailleurs) des 3 % de déficit et de 60 % de taux d’endettement maximal, l’UE s’assure de deux façons. Les traités obligent les états membres à respecter les engagements pris, au risque de s’exposer à des sanctions financières. Mais en cas de rébellion, les marchés financiers qui répondent aux effets normatifs des indicateurs économiques mis en place par les traités européens punissent les « États voyous » en les menaçant de perte de triple A (cas de la France en 2011) ou pire, via des attaques spéculatives sur la dette (cas de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne, de l’Irlande et tout récemment de l’Italie). Ce ne sont pas les menaces de Pierre Moscovici (commissaire aux finances) qui ont fait plier le gouvernement italien, mais la réponse des marchés financiers à ces injonctions qui ont provoqué une dangereuse hausse des taux d’intérêts de la dette italienne.

En dernier recours, la BCE elle-même peut faire pression sur les gouvernements récalcitrants. Face à Syriza, elle avait fait de la politique (ce qui constitue une violation de ses prérogatives) et fermé les banques grecques, pour essayer de forcer un « oui » au référendum de 2015.

Et c’est un point capital à retenir. L’Union européenne ne permet pas de se protéger des marchés financiers, au contraire, elle soumet les peuples européens à leurs caprices. Le Japon (dette de 240 % du PIB), la Grande-Bretagne (90 %) et les USA (100 %) sont dans des situations financières plus inquiétantes que la plupart des pays membres de la zone euro, mais comme ils sont restés maître de leur monnaie, ils ne peuvent faire faillite et ne ressentent pas la pression des marchés financiers.

Les peuples européens, eux, se retrouvent placés sous la tutelle des marchés financiers. Et ce n’est qu’un des nombreux désavantages de l’appartenance à la zone euro.

5) L’Euro, une aberration économique

La science économique s’accorde sur un fait basique : une monnaie unique ne peut fonctionner sans un gouvernement unique et un budget unique. Des prix Nobel d’économies « centristes » comme Paul Krugman et Joseph Stiglitz ont tout de suite critiqué l’euro comme une entreprise vouée à l’échec. En effet, appliquer une monnaie unique à une République fédérale est déjà compliqué, alors l’imposer à un ensemble de nations aux économies très diverses ne peut que provoquer des effets négatifs sur les pays les moins adaptés au modèle retenu.

Les défenseurs de l’euro ont fait le pari contre-intuitif que l’intégration européenne se ferait par la monnaie unique, et non l’inverse. L’histoire leur a partiellement donné raison : l’Europe est désormais alignée sur le modèle ordo-libéral allemand. Le problème, c’est que ce modèle n’est pas uniquement en train d’échouer en Allemagne, il a provoqué la ruine des pays du sud de l’Europe.

« Si l’Allemagne et d’autres pays ne sont pas prêts à faire ce qu’il faut […] alors il se pourrait que l’on doive abandonner l’euro pour sauvegarder le projet européen », Joseph Stiglitz, dans L’Euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe – Les liens qui libèrent, 2016

En effet, l’euro conserve trois tares importantes.

D’abord, en refusant la mutualisation des dettes et le rachat des obligations d’État par la BCE, l’Allemagne introduit un risque d’effondrement du système, au minimum à l’échelle d’un pays membre, suivant la logique d’une prophétie autoréalisatrice. Puisqu’un État membre peut faire faillite, les taux d’intérêt auxquels chaque membre de l’eurozone emprunte sur les marchés varient en fonction du niveau de risque. Et lorsque les marchés paniquent ou se livrent à des attaques spéculatives, les taux augmentent, ce qui accroît le risque de défaut (cf Grèce).

Ensuite, l’euro impose un taux de change fixe qui introduit, au sein de la zone euro, des problèmes de compétitivité. Normalement, plus votre économie est puissante, plus votre monnaie est forte, ce qui rend vos produits à l’exportation plus chers et réduit votre compétitivité. L’euro supprime cette variable d’ajustement « naturelle », ce qui favorise l’économie allemande au détriment des puissances industrielles telles que la France et l’Italie. Les traités avaient prévu un mécanisme d’ajustement en fixant une limite aux excédents commerciaux, mais l’Allemagne la viole impunément depuis plusieurs années.

Enfin, en interdisant à la BCE de fonctionner comme n’importe quelle autre banque centrale, l’euro prive les pays européens d’importants leviers pour relancer leur économie, financer la transition écologique et affronter les marchés financiers. En particulier, la BCE n’est pas censée mener de politique de change, et ne peut donc pas intervenir pour améliorer sa compétitivité face au dollar ou au Yuan.

Pour la France, l’adoption de l’euro a produit de graves conséquences. En plus d’interdire toute politique d’investissement public et de contraindre les gouvernements successifs à démanteler progressivement le modèle social français, la monnaie unique a précipité la désindustrialisation du pays.

Patrick Artus, directeur du service économique de Natixis, concédait récemment que l’euro avait eu des effets dévastateurs pour l’économie française qui expliquaient en partie la perte d’emplois industriels. 

6) Quel bilan pour l’Union européenne ?

L’UE n’est pas démocratique, mais est-elle un facteur de progrès ? Si on dresse le bilan en termes de prospérité, de paix, de diplomatie et d’environnement, le constat est accablant.

En Allemagne, le taux de pauvreté bas de nouveaux records (16,1 %), les travailleurs pauvres se comptent en millions et la croissance frise désormais les 0 %. À l’échelle de l’Union européenne, le taux de croissance depuis l’instauration du traité de Lisbonne (2007) est bien en dessous de l’Amérique du Nord et de l’OCDE. Le taux de chômage est le plus élevé du monde développé, les inégalités explosent (comme partout ailleurs) et la dette publique continue de flamber. La dette privée, largement supérieure, inquiète encore plus les économistes et la BCE. Du point de vue « macro économique », l’UE est un échec cuisant. [14]

En matière d’environnement, les émissions de gaz à effet de serre ont de nouveau progressé, les 28 viennent d’échouer à trouver un accord pour se fixer de nouveaux objectifs et Bruxelles bloque tout projet de réduction de l’usage des pesticides. 

En matière de droit de l’homme, l’UE soustraite à la Turquie et la Libye (où l’esclavage et la torture sont désormais monnaie courante) la gestion des réfugiés. Elle vient de retirer de la méditerranée ses navires militaires qui avaient permis de sauver 45 000 personnes de la noyade, après avoir fermé les ports à l’Aquarius. La France a été épinglée par l’ONU pour sa répression du mouvement des gilets jaunes, Orbàn fait de l’antisémitisme son fonds de commerce et le Parlement européen vote des lois augmentant la censure sur internet. Au regard des traités européens, la Pologne et la Hongrie ne sont plus des démocraties.

En matière de commerce, l’Union européenne est souvent défendue comme un moyen de peser dans la mondialisation. Pourtant, la Chine rachète les infrastructures de la Grèce, investit dans les ports italiens et vide les caisses de l’aéroport de Toulouse. Pendant ce temps, les USA ont mis la main sur deux fleurons industriels français : Technip, leader mondial de la pose des flexibles en eau profonde, une entreprise stratégique pour la « géopolitique des câbles » et la branche énergie d’Alstom, propriétaire de la technologie des turbines utilisée pour les sous-marins nucléaires et les centrales atomiques. Airbus serait le prochain sur la liste, à en croire de nombreuses enquêtes journalistiques.

Loin de s’opposer à la domination des GAFAM, le Parlement européen et la Commission ont voté la sous-traitance du contrôle des informations circulant sur internet aux géants américains et refusé de leur imposer une taxe spécifique. Pour l’ouverture de la 5G, l’Allemagne décide seule de l’attribution du marché, entre deux options : des entreprises américaines ou chinoises.

En matière de paix enfin, dire qu’elle fut possible en Europe grâce à l’intégration européenne constitue un raccourci honteux. Cela revient à évacuer le rôle joué par la guerre froide, le mur de Berlin, la dissuasion nucléaire et le plan Marshall. D’autres ensembles géographiques ont connu une longue période de paix sans faire partie de l’Union européenne (la Chine et le Japon, l’Europe de l’Est, l’Amérique du Nord). En réalité, depuis 1945, les pays développés ne se font plus la guerre.

Inversement, la guerre des Balkans puis les conflits en Ukraine et Géorgie sont apparus aux frontières de l’Europe en partie suite à l’effondrement du bloc de l’Est, mais aussi à cause de l’ingérence atlantiste dans le « précarré russe », en violation directe des accords de 1989 et des promesses faites à Gorbatchev. [15] On oublie vite qu’à son arrivée au pouvoir, Poutine avait plaidé pour une intégration de la Russie à l’UE, qui lui avait été refusée. Depuis, l’Union européenne a ravagé la Libye, joué un rôle contestable en Irak (une majorité des pays européens étaient favorables à l’invasion de 2002) et en Syrie (fournissant armes et financements aux groupes terroristes affiliés à Al-Quaida).  

Sur le plan diplomatique, les intérêts européens s’opposent plus qu’ils ne se rejoignent. Et même lorsqu’ils concordent, l’UE se montre incapable de peser au niveau international. Elle s’est couchée face à Trump dans le dossier iranien, engendrant des pertes financières importantes pour des entreprises françaises comme Airbus, Total et PSA. Au Vénézuéla, l’UE s’est également rangée derrière Washington, qui assume publiquement chercher à renverser le régime en place, en violation du droit international.  

Plutôt que de rapprocher les peuples, l’UE les divise. Nous avons tous vu les portraits d’Angela Merkel repeinte en nazi par les manifestants grecs, mais il ne faudrait pas oublier non plus les couvertures assassines des journaux allemands à l’adresse des « PIGS » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne) et des pays membres de ce que les Allemands nomment le « club med » (dont l’Italie et la France). L’arrivée de députés d’extrême droite au Bundestag pour la première fois depuis 1945 s’explique par ce refus d’aider les Grecs, qui avait permis à l’AFD de décoller dans les urnes.

Couverture du journal Der Spiegel annonçant la fin de l’Italie.

En panne de vision fédératrice, les dirigeants de l’UE se rabattent sur « l’Europe de la défense », un projet jugé dangereux par un nombre croissant de militaires et experts en géopolitique, susceptible d’entraîner l’Europe vers la guerre.

7) Quels arguments en défense de l’Union européenne ?

Il existe trois types d’arguments en faveur du maintien dans les traités européens qui méritent d’être examinés.

Le premier concerne les bénéfices des nombreuses coopérations européennes. Les programmes tels qu’Erasmus, Airbus, Ariane, le CERN, les coopérations en matière de recherche scientifique et de sécurité sont souvent cités. Mais ils existaient avant les traités européens, et peuvent se poursuivre après une sortie des traités.

Les facilités permises par l’appartenance à la zone euro (commerce, tourisme, transport) et les financements européens sont également souvent évoquées. Mais une fois de plus, ces facilités peuvent être mises en place ou conservées, dans une certaine mesure, sans adhérer aux traités actuels. En particulier, l’argument des aides financières européennes ne tient pas : la France est contributrice nette au budget européen (de 8 milliards environ), elle pourrait donc poursuivre les financements actuels et en ajouter d’autres. [16]

De même, l’abandon hypothétique de la monnaie unique ne signifierait pas nécessairement l’abandon d’une monnaie commune, au contraire.

En matière de frontière, la Suisse et la Norvège respectent la libre circulation des personnes sans appartenir à l’Union européenne, ainsi que de nombreuses normes environnementales et commerciales propres à l’UE. Alors que l’Europe ferme de plus en plus ses frontières, une sortie des traités pourrait être l’occasion de mettre en place un politique migratoire plus accueillante, et une politique commerciale plus respectueuse de l’environnement et du social.

Le second point concerne l’écologie.

Pour certains, la réponse à la crise écologique doit se faire au niveau supranational. Sortir des traités européens provoquerait un chaos qui entraverait toute mécanique de coopération en matière de réduction des gaz à effet de serre et de protection de l’environnement.

Il faut prendre le temps de bien voir le côté ridiculement absurde d’un tel argument.

D’abord, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE sont en augmentation et les pays membres incapables de se mettre d’accord sur des objectifs. Ce sont des faits indiscutables.

Ensuite, les traités européens interdisent toute politique audacieuse en matière de transition écologique au sein de l’UE. Les règles de concurrence et l’austérité budgétaire privent les acteurs (privés comme publics) des marges de manœuvre nécessaires. La PAC encourage un modèle d’agriculture productiviste, la Commission impose le glyphosate et interdit les quotas, les traités bloquent les investissements verts et obligent au démantèlement des services publics, ce qui conduit la France à remplacer des lignes de trains par des autobus et des camions.

L’UE empêche également les pays hors de l’Europe de mener une transition énergétique en signant chaque année de nouveaux traités de libre-échange qui accroissent le transport de marchandises et favorise le dumping environnemental. Importer du lait et des moutons néo-zélandais vers la Normandie défie toute logique physique, c’est pourtant ce à quoi aspirent les traités européens.

Pour faire simple et reprendre l’argument de Nicolas Hulot avancé pour justifier sa démission :  le néolibéralisme est incompatible avec l’écologie. Or les traités européens imposent le néolibéralisme comme seule politique possible.

Enfin, l’échelle de l’Union européenne est gravement insuffisante. Le principal pollueur est la Chine en volume (30 %), et les États-Unis par habitant (deux fois l’impact d’un Européen). L’Inde talonne l’Union européenne, qui ne représente que 10 % des émissions. On pourrait donc dire que l’échelle européenne n’est pas plus pertinente que l’échelle nationale ou régionale. Le véritable enjeu au sein de l’UE, c’est de mettre en place des politiques capables d’inspirer le monde entier, et d’adopter des règles commerciales prenant en compte la contrainte environnementale. Et pour cela, l’échelle nationale est tout aussi pertinente que l’échelle européenne. Compte tenu de l’urgence (douze ans selon le très conservateur GIEC), nous n’avons pas le temps d’attendre que l’ensemble des pays membres de l’UE élisent des gouvernements écologistes.

Le dernier argument repose sur le fait que les structures de l’UE permettent d’agir avec un plus grand levier, et qu’elles peuvent être adaptées sans modifier les traités européens. L’économiste Gaël Giraud et le haut fonctionnaire Pierre Larrouturou (pour citer deux exemples) affirment que l’on pourrait sortir les investissements verts de la règle des 3 %, et convaincre la BCE qui injecte ex-nhilio chaque mois 80 milliards d’euro dans le secteur financier (en violation de ses statuts, selon une partie de la classe dirigeante allemande) de le faire désormais au profit de la transition écologique.

Mais Gael Giraud lui-même reconnait que cette idée ne date pas d’hier, et que ce changement de mentalité (et d’interprétation des traités) ne pourra se faire qu’avec l’aval de Berlin. Or, la CDU vient de réfuter publiquement cette possibilité. En clair, pour la convaincre, il faudra enclencher un rapport de force, donc remettre en cause les traités.

8) L’Union européenne est un moyen, pas une fin

À l’exception des partis de gauche eurobéats (EELV, PCF, Génération.s, PS) et des partis eurosceptiques (dont l’UPR), la plupart des forces politiques ont compris que l’UE n’était pas une fin, mais un moyen.

Pour la droite, c’est un moyen d’imposer le néolibéralisme et des politiques au service des intérêts privés.

Pour la gauche radicale, sortir des traités européens actuels est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour pouvoir appliquer une politique écologique et sociale.

Il ne faut perdre de vue que nos gouvernements sont alignés sur la logique de Bruxelles et se servent d’elle pour justifier leurs politiques plus qu’ils ne la subissent.

Inversement, on pourrait même considérer que la sortie des traités actuels serait un résultat subséquent à toute politique écologique et sociale.

Si un gouvernement veut transformer le modèle agricole actuel vers une agriculture biologique et durable, il devra désobéir à certains traités en violant certaines règles de concurrence (en matière de contrôle des prix, d’interdiction de certains pesticides, d’aides publiques, etc.).

Mais de manière plus générale, si une force politique élue sur un programme écologique et social arrivait au pouvoir, elle serait très rapidement placée dos au mur, comme l’explique très bien trois économistes interrogés par Le Monde diplomatique [17]. Le scénario suivant se mettra en place selon eux :

  1. Les attaques spéculatives des marchés financiers sur la dette publique et les pressions de Bruxelles pour respecter les traités conduiront le nouveau gouvernement à engager un bras de fer avec ces deux forces, ce qui provoquera une fuite des capitaux et des grandes fortunes.
  2. Les fuites de capitaux et des contribuables les plus fortunés obligeront à rompre avec les traités pour imposer un contrôle des capitaux
  3. Ce contrôle des capitaux provoquera des attaques spéculatives des marchés financiers, ce qui exigera en retour un moratoire sur la dette
  4. Le moratoire sur la dette entraînera une panique des marchés financiers qui rendra inévitable un défaut, ce qui entraînera l’effondrement de l’euro (et rendra les traités caducs)
  5. Ce défaut permettra de nationaliser les banques à coût nul, de reprendre le contrôle de la monnaie (via la banque de France) et de réaliser (enfin) les principaux objectifs de toute force politique se revendiquant de l’écologie et du social.

En clair, un gouvernement élu sur un programme écologique et social devra choisir entre renoncer à son programme, ou renoncer aux traités.

Dans le scénario brièvement résumé ci-dessus, la sortie des traités pourrait s’imposer naturellement et hors de tout cadre juridique, par la simple force des mécanismes économiques et politiques. Et c’est précisément par crainte de ce scénario que l’UE pourrait accepter de se montrer accommodante et de réviser les traités. [18]

Quoi qu’il arrive, remettre en cause les traités est donc inévitable et nécessaire. Mais il existe bien une ligne de crête, dont la facilité dépendra des choix de nos partenaires européens, qui permettrait de remettre en cause les traités sans provoquer l’implosion de l’UE.

9) Comment sortir des traités européens

Remettre en cause les traités européens n’est pas un fantasme. En réalité, l’Allemagne l’a fait dans les années 2000 (ne respectant pas la règle des 3 %), et le fait depuis 2013 en désobéissant aux limites concernant les excédents commerciaux.

De même, le Portugal a su dégager certaines marges de manœuvre (étroites et largement insuffisantes) pour mettre un terme à l’austérité budgétaire unilatérale.

Face à la réalité politique, la BCE a également enfreint ses propres règles pour venir au secours du secteur bancaire.  

Plus récemment, la France a enterré sa promesse de réduction des déficits et annoncé une nouvelle hausse à 3.3 %, pour répondre aux Gilets jaunes. Emmanuel Macron aurait pu rester sous les 3 % en rétablissant l’ISF ou en renonçant au CICE, mais les marchés financiers et le Commission lui ont pardonné cet écart, curieusement…

Inversement, lorsque l’Italie a voulu mettre en place un revenu de base, ce fut « nein ». Un gouvernement français souhaitant investir massivement dans la transition écologique, imposer le 100 % bio dans les cantines scolaires, redistribuer les richesses et financer une hausse du SMIC se verrait également interdit.

En clair, on peut désobéir aux traités européens sans subir de conséquence : tout dépend du rapport de force et de la conjoncture politique.

Désobéir aux traités constitue donc une première option et un premier pas, nécessaire, pour élargir les murs de la prison européenne. En établissant un rapport de force, tout en mettant en place des alliances, on peut espérer aller plus loin encore et obtenir une refonte des traités. À défaut, la France pourra exercer, comme l’Allemagne avec les excédents commerciaux, une  « option de retrait ». [19]  

Mais si l’horizon à moyen terme doit être la refonte des traités (ou la sortie), il ne faut pas perdre de vue qu’en cas de succès, c’est l’Allemagne mise en minorité qui décidera alors de sortir de l’UE, et de l’euro, comme nous l’avions déjà détaillé ici.

Néanmoins, d’un point de vue stratégique et politique, la rupture progressive et par étape avec les traités semble plus sûre et à même de parvenir au résultat escompté : celui du retour de la démocratie et de la possibilité subséquente de mener des politiques capables de répondre à la double crise écologique et sociale.

L’autre option, c’est la rupture sèche par l’article 50, façon Brexit. Mais comme on l’a vue avec les Britanniques, cette voie purement juridique n’est pas nécessairement la plus facile ni la plus sûre.

Faire de la sortie des traités européens un point de fixation indépassable serait une erreur, mais refuser de les remettre en cause, par la désobéissance et le rapport de force, ne peut mener qu’à l’abandon des promesses électorales allant à l’encontre des traités. Malheureusement, les partis politiques de centre droit et de centre gauche (PS/EELV/PCF/GENERATION.s) refusent d’admettre cette évidence.

« Le centralisme européen, l’étatisme européen, la communautarisation des dettes, l’européanisation des systèmes de protection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie. » Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente de la CDU (parti au pouvoir en Allegmagne) en réponse à la lettre aux Européens d’Emmanuel Macron.   

« Voici le dilemme avec lequel la «gauche européenne démocratique» va devoir se débrouiller : démocratiser (réellement) l’euro suppose de refaire les traités, mais refaire les traités verra immanquablement l’Allemagne partir… et l’euro se briser ». Frédéric Lordon, Monde diplomatique, mars 2019

***

Notes et références (en plus des liens hypertextes) :

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_europ%C3%A9enne#Pr%C3%A9mices_de_l’id%C3%A9e_europ%C3%A9enne_ (1945-1951)
  2. http://www.politicoboy.fr/emmanuel-macron/bernard-friot-vaincre-macron/
  3. https://www.monde-diplomatique.fr/1988/12/CASSEN/41355
  4. https://www.marianne.net/debattons/entretiens/david-cayla-les-regles-europeennes-determinent-strictement-le-cadre-economique
  5. https://blog.mondediplo.net/2013-06-18-De-la-domination-allemande-ce-qu-elle-est-et-ce
  6. Lire notre article : La réforme SNCF, un cas d’école
  7. Lire sur Médiapart l’article de Martine Orange expliquant pourquoi la « fusion » est un rachat désastreux, et son article expliquant pourquoi la Commission européenne l’a interdit.
  8. Voir la conférence de l’économiste Gael Giraud ou ce podcast à partir de 16:25
  9. Monde diplomatique : Ravages de la pêche industrielle en Afrique : Comment Bruxelles protège les grands armateurs 
  10. Comme le reconnaisse le FMI, la Commission et l’Allemagne elle-même. Voir à ce sujet ce résumé du livre de Varoufakis.
  11. http://www.politicoboy.fr/union-europeenne/to-brexit-or-not-to-be/
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_d%27association_entre_l%27Ukraine_et_l%27Union_europ%C3%A9enne#Cas_des_Pays-Bas
  13. Lire notre article http://www.politicoboy.fr/emmanuel-macron/la-france-sur-le-point-de-basculer-dans-le-fascisme/
  14. Lire Médiapart : Allemagne, le modèle économique en question et « La BCE face à ses limites »
  15. Lire à ce propos Le Monde diplomatique : Quand la Russie rêvait d’Europe
  16. Lire à ce propos Le Monde diplomatique :  Sortir de l’impasse européenne
  17. https://www.monde-diplomatique.fr/2018/10/LAMBERT/59131
  18. Lire Thomas Guénolé : Face à Bruxelles, le pari de l’insoumission
  19. Idem.

3 réactions au sujet de « Faut-il brûler les traités européens ? »

  1. Mille mercis, Politicoboy, pour cette analyse exhaustive de tout ce qui caractérise cette UE de blocage. Si seulement certaines formations politiques – je pense en particulier à la FI – se montraient aussi claires dans leur programme, actuellement en vue des élections européennes, je n’aurais pas la sensation de devoir aller voter à reculons…

    1. Merci. Pour les européennes, il ne faut pas trop dramatiser sur les programmes à mon sens, car il ne seront pas appliquables de toute facon. Y comrpis ce que pourrait défendre une liste comme LaRem. Ce qui compte c’est « l’ADN » de chaque liste. LFI est la seule liste à porter un projet écologique, social et démocratique cohérent. Mêmme si les autres listes « de gauche » ont de bonnes intentions (pour certaines), elles n’ont pas de cohérence puisquent elles refusent de remettre en cause les traités.

  2. Merci pour ce texte.
    Une remarque mineure mais qui me tient à coeur :

    « A part l’UPR, la plupart des forces politiques ont compris que l’UE n’était pas une fin, mais un moyen »
    ???
    L’UPR a très bien compris que l’UE était un moyen !

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